1
Introduction
Boumkœur est un roman de l’écrivain Rachid Djaïdani, publié en 1999. Pour la
critique il représente seulement la description d’une banlieue parisienne, mais pour
l’auteur ce livre a signifié un point de bascule, du moment que d’un point de vue
socioculturel, Djaïdani ne se trouve pas dans une position privilégiée.
La société a donné à lui et aux jeunes comme lui une étiquette : ils s’appellent
«beurs».
La génération beur vit un purgatoire perpétuel, parfois ils sont invisibles du
moment qu’ils n’ont pas une véritable identité. Les beurs ne se considèrent ni tout
à fait français ni tout à fait immigrés : ils sont les fils des immigrés magrébins mais
leur vie est du fait commencée en France. Cependant l’identité est liée au sens
d’appartenance et il ne peut pas se conquérir avec un passeport attestant la
nationalité. C’est pour ça qu’on parlera des «intrangers», c’est-à-dire des hommes
et des femmes d’une génération étrangère dans son propre pays.
À la base de mon travail il y a donc l’intérêt social pour la cause mais il y a aussi
la raison linguistique. L’absence d’une identité en effet a poussé les jeunes beurs à
construire un langage unique, en forte opposition avec le raffiné français standard,
verlanisé et pullulant de mots argotiques.
La raison principale qui m’a poussé à approfondir ce thème est l’intérêt pour les
manifestations linguistiques minoritaires, et surtout la possibilité d’établir un
contact avec une réalité différente, de laquelle on ne parle pas beaucoup, malgré
son actualité dans ces temps modernes où l’identité culturelle, religieuse, politique
constituent les raisons superficielles d’un conflit idéologique.
Mon mémoire est organisé en quatre chapitres, il se propose de fournir, en
partant de la traduction du roman de Djaïdani, une analyse aussi bien du milieu
socioculturel que de la dimension linguistique, afin de conjuguer les aspects les plus
littéraires et humains, avec la technique objective, typique de l’acte traductifs.
2
Avec mon premier chapitre j’illustrerai un bref panorama théorique sur la
traduction, en suivant l’évolution des études traductologiques jusqu’au XX
ème
siècle. Dans le deuxième on s’occupera du roman et de son auteur : on parlera de la
naissance du mouvement beur et de la littérature qu’il a produit, pour terminer avec
une analyse littéraire et thématique du roman Boumkœur.
Le troisième chapitre est occupé par la traduction en italien du roman, que j’ai
choisi de traduire intégralement. Enfin, le quatrième chapitre, le plus technique, est
dédié à l’analyse traductologique, aux procédés traductifs utilisés ; j’illustre les
motivations des choix adoptés en réservant une attention toute particulière à l’argot
banlieusard et au verlan.
3
Chapitre I
Un panorama théorique sur la traduction
1.1 La figure de l’historien en traduction
Traduire est indissociable du travail de la pensée, de l’effort que l’on fait pour
comprendre. La compréhension n’est pas immédiate mais doit sans cesse être
expérimentée dans son activité, même dans un va-et-vient entre la pratique et la
théorie
1
.
La traduction est un métier ancien, dont «la finalité […] a toujours été, et sera
toujours, de donner accès aux productions en langue étrangère, aux textes littéraires
ou non
2
». L’histoire de la traduction est une composante indispensable pour
comprendre le véritable fonctionnement du procédé traductif, car elle nous enseigne
que traduire montre toujours une double fonction, instrumentale et médiatrice. Ces
deux finalités principales sont parfois influencées par certaines variables, comme le
contexte historique ou la nature du texte envisagé, essentielles pour avoir accès à
une cercle de fonctions supplémentaires. Parmi ces fonctions supplémentaires, on
remarque par exemple, une fonction génétique et une fonction stylistique, très
avantageuses afin d’enrichir la langue de départ avec des expressions particulières.
Il y a aussi une fonction littéraire, qu’on peut observer suivant l’exemple de
Geoffrey Chaucer, «qui a introduit dans la littérature anglaise, la ballade, la
romance, le fabliau, les récits populaires des Flandres et les fables, mettant en scène
des animaux
3
». On remarquera en outre la fonction interprétative, se basant sur le
mécanisme de retraduction, du moment que, comme l’a dit l’un des plus connus
1
Alexis Nouss, «Présentation», TTR, 2001, p. 51.
2
Jean Delisle, «L’Histoire de la Traduction : Son Importance en Traductologie, Son
Enseignement au Moyen d’un Didacticiel Multimédia et Multilingue», Forum, vol. 1, n. 2, 2003,
p. 3.
3
Ibid.
4
traducteur contemporain de Dostoïevski, André Markowicz «un auteur étranger est
la somme de toutes ses traductions, passées, présentes et à venir
4
».
Il y a encore une fonction formatrice, car, même si la figure du traducteur n’a
pas eu dès le début une position reconnue, la traduction a joué le rôle de véritable
école de style pour les écrivains qui l’ont utilisée ; en effet, des auteurs comme
Rivarol, Gide, Tournier et combien d’autres doivent leur formation littéraire à la
pratique traductive. Et enfin, on ne peut pas sous-estimer la fonction identitaire, le
pouvoir de la traduction d’éveiller et nourrir la conscience identitaire d’un peuple,
pour cultiver la ferveur nationaliste et développer le sentiment patriotique
5
.
Aux fins de produire des résultats efficaces dans le domaine de l’étude
traductologique, la figure de l’historien joue un rôle important, en donnant les
coordonnés essentielles qui permettent de savoir quand et pourquoi un texte a été
traduit. Seulement grâce à ce travail de recherche on a pu comprendre la ferveur et
la vivacité culturelle des grandes capitales comme Alexandrie, Rome, ou Bagdad,
centres d’une forte activité de traduction.
L’opinion des experts sur l’importance du parcours historique de la traduction,
est plutôt répandue : Antoine Berman voit dans «la constitution d’une histoire de la
traduction, la première tâche d’une théorie moderne de la traduction
6
». Henri
Meschonnic soutient l’impossibilité d’effectuer une séparation entre la théorie de
la traduction et son histoire, car «il n’y a pas de théorie de la traduction sans son
histoire, pas d’histoire sans en impliquer la théorie
7
». Susan Bassnett elle-même
reconnaît l’importance de l’histoire dans les études traductologiques, du moment
qu’elle affirme : «no introduction to Translation Studies could be complete without
consideration of the discipline in an historical perspective
8
».
4
Ibid.
5
Cf. Jean Delisle, art. cit., p. 4.
6
Antoine Berman, L’Épreuve de l’étranger. Culture et traduction dans l’Allemagne
romantique, Paris, Gallimard, 1984, coll. «Les essais», p.12.
7
Henri Meschonnic, Poétique du traduire, Paris, Éditions Verdier, 1999, p. 34.
8
Susan Bassnett, Translation Studies, Londres, Routledge, 2000, p. 45.
5
De son côté, Jean Delisle affirme :
l’exploration historique facilite la conceptualisation du champ traductologique et le
classement des faits liés à la réflexion sur la traduction et sa pratique, tout montrant
l’existence, chez les traducteurs d’hier, des notions théoriques présentées en germe
dans leurs écrits, au fin de découvrir qu’il existe ce que Jean-Paul Vinay a appelé
«universaux de la traduction»
9
.
À cet égard, des intellectuels comme Cicéron, Saint Jérôme, Horace, Joachim du
Bellay et Étienne Pasquier, ont joué un rôle important au sein des premières études
traductologiques, en parvenant même à théoriser sur le problème le plus épineux de
la traduction : la question de l’intraduisibilité. Les théoriciens, en effet,
commencent très tôt à prendre conscience de 1’extrême relativité de la manière de
traduire, et ils découvrent conséquemment la difficulté de concilier la fidélité à la
forme avec la fidélité au sens. Toutefois la réflexion ne s’arrête pas du moment que
la tâche de la traduction est la recherche constante de l’enrichissement de la langue
et l’élargissement des réseaux culturels complexes. Le mouvement particulier à la
traduction est alors un devenir.
9
Jean Delisle, art. cit, p. 10.
6
1.2. Brève histoire de la traduction
La traduction, on l’a déjà dit, est une activité plutôt ancienne : sa naissance
remonte au moment où apparurent et se répandirent, parmi les peuples, les
différentes langues étrangères ce qui produisit la nécessité de traduire les textes
d’une langue à l’autre.
À cette époque la figure du traducteur n’était pas encore formellement reconnue,
mais une pluralité d’auteurs, pour améliorer leur langue et leur production littéraire,
avait l’habitude de se dédier à l’activité traductive, même si une véritable théorie
de la traduction n’existait pas encore.
On devra attendre la fin de la Deuxième Guerre Mondiale pour avoir des
contributions théoriques qui permettront de parler d’une véritable science
linguistique, grâce à l’écrivain français Valery Larbaud, au linguiste américain
d’origine russe Roman Jakobson, au linguiste anglais John Catford et surtout, au
linguiste français Georges Mounin, un véritable expert dans le secteur.
On doit aussi souligner, avec une certaine amertume, que pendant longtemps la
traduction n’a pas connu, au contraire des autres sciences, une évolution linéaire
car elle a vu une oscillation entre deux idéologies opposées, qui n’ont pas permis
une étude efficace et continue : la traduction littérale, c’est-à-dire «mot à mot» d’un
côté et la traduction libre de l’autre. Cette querelle aujourd’hui reste encore ouverte,
même si on a cherché l’affirmation d’une nouvelle vision prenant le nom de théorie
interprétative ou théorie du sens
10
.
Jusqu’à la fin du XVI
ème
siècle, le sceptre du pouvoir était dans la main de la
traduction littérale. Considérée la plus fidèle, la traduction littérale est définie
comme une forme traductive «qui est centrée sur la langue du texte, et non sur le
10
Cf. Marianne Lederer, «La théorie interprétative de la traduction : un résumé», Revue des
lettres et de traduction, n. 3, 1997, pp. 13.
7
sens, et qui traduit mot à mot ou phrase par phrase la signification, la motivation, la
morphologie et la syntaxe du texte original
11
».
Heureusement cette conviction commença à vaciller, grâce aux apports
d’intellectuels comme Étienne Dolet et Jacques Amyot, qui, pendant la moitié du
XVI
ème
siècle, posèrent sur le trône de la théorie traductive, la traduction libre,
innovatrice, créative.
Cette nouvelle méthode traductive, dans ses formes les plus extrêmes, est définie
par Hurtado Albir comme la «traduction qui ne transmet pas le sens du texte original
parce que le traducteur interprète librement le vouloir dire de l’auteur ou se permet
des libertés injustifiées dans la reformulation
12
».
On se trouve donc, finalement, sur la scène des traductions appelées «belles et
infidèles». Cette nouvelle expression fut utilisée pour la première fois par le
philosophe et écrivain français Gilles Ménage qui affirmait, à propos des
traductions de l’intellectuel humaniste Perrot Nicolas d’Ablancourt : «elles me
rappellent une femme que j’ai beaucoup aimée à Tours, et qui était belle mais
infidèle
13
».
Cependant, la radicalisation de la traduction «belle et infidèle» provoqua,
comme réaction, un véritable retour en arrière, jusqu’à la traduction «mot à mot».
C’est pour cette raison que, au début du XX
ème
siècle, on peut encore remarquer une
oscillation continue entre les deux méthodes, et par conséquent, un désir de
dépasser finalement cette impasse. La nouvelle ligne théorique sur la traduction,
conçue pour vaincre l’infidélité des aimants de la forme par rapport au sens, parut
pendant les années Quatre-vingt ; elle n’oublia pas l’essentialité du facteur
interprétatif, pourtant son point de force se basait sur l’idée que le véritable but de
la traduction était de faire comprendre.
11
Albir Hurtado, La notion de fidélité en traduction, Paris, Didier Érudition, 1990, p. 41.
12
Ivi, p. 48.
13
Michel Ballard, De Cicéron à Benjamin : Traducteurs, traductions : réflexions, Presses
Universitaires du Septentrion, 2011, p. 147.