4
I IN NT TR RO OD DU UC CT TI IO ON N
Luca Pulci : quelques données biographiques. Les
notices biographiques sur Luca Pulci, frère de Luigi et
Bernardo Pulci, sont rares et parfois difficiles à
vérifier. Les Pulci étaient une famille noble, qui se
prévalait d’une origine française, mais déjà déchue à
l’époque de notre auteur. Le père, Iacopo di Francesco,
qui avait épousé Brigida di Bernardo de’ Bardi, avait
occupé plusieurs fois des charges publiques, mais en 1450
est inscrit sur la liste des citoyens a specchio, ceux
qui étaient trop endettés pour être élus à des charges
publiques. À sa mort, en 1451, il laissa totalement
dépourvus ses cinq enfants, Luca, l’aîné, né le 3
décembre 1431, non à Florence, comme l’on dit
communément
1
, mais dans le Mugello
2
; Luigi, né prématuré
le 16 août 1432 ; Bernardo, né en 1440, et les filles
Lisa et Costanza. Lisa fut mariée en 1452 au poète
Mariotto Davanzati (1410-14), une personnalité artistique
non méprisable, auteur d’un capitolo ternario présenté au
Certame Coronario en 1441, de 7 chansons et de 33
sonnets
3
; Costanza épousa en 1453 Tedice di Lodovico
1
Cf. Letteratura italiana, Gli autori, Dizionario bio-
bibliografico e indici, Torino, Einaudi, vol. II, 1991, p.
1458.
2
Cf. Driadeo d’amore, a cura di Paolo E. Giudici, Lanciano,
Carabba, 1916, prologo, ottava 5 (v. ma transcription dans le
vol. II de ce travail) : Là dov’io nacqui fra la Lora e il
Severe Appresso all’onde del fratel del Tevere.
3
Tout le corpus de Mariotto Davanzati se trouve in Antonio
LANZA, Lirici toscani del Quattrocento, Roma, Bulzoni, 1973,
vol. I, p. 407-44.
5
Villani, mais les dots des deux filles furent versées
seulement en partie, et les deux beaux-frères
s’ajoutèrent à la liste des créanciers.
Les garçons essayèrent de rétablir la fortune de leur
famille, Luca d’abord qui, avant 1458, comme en témoigne
la portata al catasto de cette année
4
, s’était associé
avec le banquier Amerigo di ser Arrigo et était allé
tenter sa chance à Rome. En 1459 Luca épousa Piera
Mannelli, fille de Raimondo d’Amaretto, qui lui donna
trois enfants, et était enceinte du quatrième à la mort
de son mari. La situation économique de Luca fut menacée
de ruine vers la fin de 1464 ou le début de 1465 : Luca,
qui était inscrit à l’Arte del Cambio
5
, dut se déclarer
en faillite, et entraîna dans son krach financier ses
frères Luigi et Bernardo. On retrouve les trois frères
4
C’est le premier document de la main de Luigi, attestant
l’indigence de sa famille et l’activité de Luca à Rome. (Cf.
l’introduction de Davide Puccini au Morgante, Milano, Garzanti,
1989, p. VIII et la Notizia biografica de Domenico de Robertis
in Luigi PULCI, Morgante e lettere, Firenze, Sansoni, 1962, p.
L; pour la biographie de Luigi, et, de manière secondaire, de
Luca, cf. G. VOLPI, Luigi Pulci, Studio biografico, «Giornale
storico della letteratura italiana», XXII, 1893, p. 1-55, qui
exploite largement les sources documentaires des archives
florentines).
5
La compagnie de Luca figure parmi les sociétés inscrites à
l’Arte del Cambio pour les années 1461, 1462, 1463, et 1464
(au mois d’avril) ; après cette date elle n’y est plus
mentionnée : elle était donc en faillite avant avril 1465. Le
début de l’exil peut être daté avec une bonne approximation
sur la base d’une lettre de Luigi (IV de l’édition citée) du
1
er
février 1465 (s. c. 1466), où, du Mugello, il se plaint
avec Laurent d’avoir déjà injustement souffert seize mois (cf.
Stefano CARRAI, Per la datazione della prima «pístola»
(Lucrezia a Lauro) di Luca, in Le Muse dei Pulci, Napoli,
Guida, 1985, p. 16 et n.). Pour les implications économiques
et sociales de l’activité de changeur au milieu du XVe siècle,
cf. Partie I, chap. 1.
6
Pulci, réfugiés dans le Mugello, où ils avaient encore
une propriété, la Cavallina, de 1465 à 1468
6
. À cette
date, en effet, tous les trois avaient obtenu le retour à
Florence
7
.
On ne connaît pratiquement rien de Lisabetta, la femme
que Luca aima dans sa jeunesse et qu’il a chantée dans le
Driadeo d’amore. On peut seulement déduire qu’à la date
du 15 mars 1465, le terminus post quem de l’œuvre
8
, elle
était déjà morte. De son exil du Mugello, Luca envoya à
Laurent, auquel, comme Luigi, il était lié par des
rapports d’affection et de clientèle, outre le Driadeo,
également les Pístole, tandis que le Ciriffo semble se
situer après la fin de l’éloignement de Florence (cf.
partie III, chap. 3).
L’aîné des frères Pulci mourut vers la fin du mois
d’avril 1470 (le 24 ou le 29), mais non, comme le
6
Cet éloignement nous est témoigné par la lettre dédicatoire
du Driadeo d’amore, par la Pístola I de Luca et par un certain
nombre de lettres de l’épistolaire de Luigi, adressées à
Laurent de Médicis (lettres I-V de l’édition citée).
7
En réalité, Luigi était de retour à Florence déjà en mars
1466 (lettre VI de l’édition citée) ; Luca rentra au plus tard
en 1468 : le 4 juillet de cette année il est employé à la
Zecca (Hôtel de la Monnaie), avec la tâche délicate de
contrôler les monnaies frappées. L’année suivante, en
septembre, il est aussi chargé d’enquêter sur les faussaires
et de les poursuivre (cf. Stefano CARRAI, Per la datazione…, p.
18 et n.).
8
Le 15 mars 1465 Cosme de Médicis fut proclamé Père de la
Patrie, comme il est rappelé dans la lettre dédicatoire du
Driadeo et dans la partie III, XXI (où l’on fait allusion
aussi à l’inscription tombale de Cosme dans Saint-Laurent,
l’église qu’il avait contribué à restaurer : Cosmus Medices
hic situs decreto publico pater patriae ; cf. Pierfrancesco
LISTRI, Tutta Firenze dalla A alla Z. Dalle origini al
Settecento, Firenze, Le Lettere, 1999, p. 153-60 et 260-61;
Franco CESATI, Les Médicis. Histoire d’une dynastie européenne,
Firenze, la Mandragora, 1999, p. 28).
7
voudrait une tradition légendaire (et pourtant bien
enracinée dans les manuels d’histoire de la littérature
9
),
aux Stinche, la prison des endettés
10
.
Présentation générale des œuvres (chronologie, sources,
modèles). Luca Pulci nous a laissé trois œuvres, le
Driadeo d’amore, les Pístole et le Ciriffo Calvaneo.
Cette dernière, incomplète, fut continuée d’abord par son
frère Luigi et ensuite par Bernardo Giambullari. Le
Driadeo, un poemetto étiologique en ottave, fait
référence, par cela même, au Ninfale fiesolano de
Boccace : en même temps, par sa structure enchâssée (un
récit à l’intérieur d’un autre récit) il se relie au
Décaméron et, par son alternance de style «comique»
et «tragique», à la Comédie dantesque. L’histoire est
9
Cf. par exemple l’Enciclopedia italiana di scienze, lettere
e arti, Istituto dell’Enciclopedia Italiana fondata da
Giovanni Treccani, Roma, 1949, vol. XVIII, s. v. PULCI, Luca ;
Vittorio ROSSI, Il Quattrocento, aggiornamento di Rossella
Bessi, Introduzione di Mario Martelli, reprint dell’edizione
Vallardi 1933, Padova, Piccin Nuova Libraria, 1992, p. 523.
10
Le nom de Luca n’apparaît pas dans la liste des prisonniers
des Stinche pour les années 1468-70 (Cf. Stefano CARRAI, Per
la datazione…, p. 9 et n.). L’opinion, suivant laquelle il
serait mort en prison, dérive d’une interprétation et d’une
datation probablement fausses d’une lettre de Luigi Pulci à
Laurent de Médicis. Dans cette lettre, la XVe de l’édition
Sansoni, on lit : Né mi duole altro nulla se non che Piero [un
des principaux créanciers de Luca, cf. partie I, chap. 1]
habbi per averci serviti questo danno, lo quale sono molti e
molti anni che ci à conservati in Firenze, et sanza il quale
noi non saremo al mondo; et ch’io ne sia stato operatore. Idio
sa se io mi credetti liberamente se con quello ci servì si
riparassi a tutto o no; et così mille volte mi giurò et
affermò Luca, et così credo stimava, se non si fussi
pubblicato sì pres[t]o... Si la leçon presto est correcte, la
datation de la lettre pourrait être avancée à fin 1465 – début
1466, la datation traditionnelle étant 1469 (cf. Luigi PULCI,
Morgante e Lettere…, p. 959-60 et 1055-56, n.)
8
simple, mais elle fournit le prétexte à des digressions
diverses : le satyre Severe aime la nymphe Lora, vouée à
Diane et aux lois rigides de la virginité. Malgré ses
efforts, il ne parvient à s’unir avec elle qu’après sa
mort et celle de Lora, lorsqu’ils sont métamorphosés en
rivières. Plus intéressantes que ce canevas simple,
s’avèrent les significations allégoriques sous-entendues
du poemetto et sa structure symétrique. Le Driadeo se
compose en effet d’un prologue, suivi de quatre parties
et d’une conclusion. La distribution de la matière et
l’alternance des styles relient entre eux le prologue et
la conclusion : le premier contient la traditionnelle
invocation aux Muses, à Vénus et à la femme aimée, ainsi
que l’annonce du sujet, un amor crudele e avverso (ottava
II) dans le décor des Monts Calvanei, et le souhait que
cette œuvre vaudra à l’auteur le retour à Florence ; la
seconde exprime le vœu de chanter les lieux de l’action
sous une autre forme (probable allusion au Ciriffo) ;
l’auteur admet s’être éloigné de la bucolique (du verso
amebeo, ottava III), presque une justification pour avoir
adopté la forme métrique de l’ottava, certainement déjà
codifiée, mais qui apparaît comme une nouveauté dans le
panorama de la littérature florentine de genre élevé, à
cette époque (cf. infra) ; il souhaite, cependant, en
s’adressant à Laurent et en faisant allusion à son frère
Julien, pouvoir élever davantage son style dans une autre
9
œuvre dédiée encore une fois à Lisabetta. De manière
analogue, la première et la quatrième partie sont
rapprochées parce qu’elles contiennent l’histoire des
amours (très contrariées, par ailleurs, entre Severe et
Lora), ce lien étant notamment constitué par l’évocation
de Proserpine et par le vœu de chasteté de Lora, qui se
réalise pleinement à la fin du Driadeo. Les parties II et
III contiennent les digressions, ou mieux, les exempla,
qui devraient servir à détourner Severe de son amour
exclusif, mais qui ont aussi la fonction de consolatoria
(d’autre part, tout le Driadeo recouvre cette fonction,
comme il est expliqué dans la lettre dédicatoire, étant
envoyé à Laurent pour lui apporter un réconfort, après la
mort, en 1464, de son grand-père Cosme). Dans ces
sections style «comique» et style «tragique» alternent :
l’histoire a lieto fine d’Alcmène et Amphitryon
correspond à la fin tragique du couple Céyx-Alcyoné
(partie II), tandis que l’amour impossible de Damidonia
pour Demofido est rééquilibré par le mythe d’Atalante et
Hippoménès (partie III). En même temps, le cadre
bucolique et champêtre des récits est modernisé par la
présence de personnages réels (Laurent et Julien de
Médicis) et par la louange de Florence (partie III). Le
Driadeo apparaît donc consciemment organisé selon une
structure qui relève du sens crypté, plutôt que de la
progression logique du récit. Il se situe à un carrefour
10
métrico-narratif, entre le Ninfale fiesolano, comme
histoire d’un amour bucolique et malheureux en ottave, le
Filocolo
11
, comme récit à la structure symétrique,
l’Ameto, pour l’intention allégorisante et
moralisatrice
12
.
Si le Driadeo d’Amore peut être encore classé comme
poemetto étiologique - bien que cette définition limite
fortement le sens et la structure du texte -, les Pístole
correspondent à un projet plus ambitieux et plus
complexe : indiquer une continuité entre mythe et
histoire, en utilisant l’allusion aux Héroïdes d’Ovide
comme le fond sur lequel sont mis en scène des récits
divers, qui n’obéissent pourtant pas à la logique du
volgarizzamento d’un texte latin, mais à une intention
plus subtile, comme on le verra par la suite.
Les Pístole comprennent dix-huit épîtres, dont la
première, qui date de l’hiver 1466-67, est adressée à
Laurent le Magnifique par Lucrezia Donati. Elle est la
clé de lecture du recueil et met en scène le motif de
l’absence et de l’éloignement, qui se joue sur plusieurs
plans : la quête de Lucrezia à la recherche de son
amoureux est vaine, puisque Laurent est absent du
Mugello ; en revanche elle trouvera Luca, exilé de
11
Sur la structure quinaire du Filocolo, où chaque partie
correspondrait à un genus elocutionis et à un modèle classique,
cf. Bruno PORCELLI, Struttura e forme narrative nel «Filocolo»,
«Studi sul Boccaccio» XXI, 1993, p. 207-233.
12
Pour cet aspect, cf. Partie II, chap. III.
11
Florence et obligé de vivre dans un contexte bucolique
tout à fait simple. Luca et Lucrezia expriment le vœu de
revoir Laurent, qui représente pour l’un le protecteur
devenu presque inaccessible, pour l’autre l’amour sous
les formes pétrarquisantes du mythe de Daphné. L’épître
utilise d’une part les formes allusives de la bucolique,
de l’autre le sens allégorique du mythe, afin de célébrer
la politique des Médicis - surtout par rapport aux
derniers événements de 1466, notamment la conjuration de
Luca Pitti
13
- et de présenter un milieu littéraire, où
la poésie pastorale prend une place considérable et
auquel Luca Pulci se sent parfaitement intégré .
On est donc en présence d’une opération qui essaye de
récupérer le mythe - et certains mythes, comme celui
d’Orphée, de Daphné et Apollon, de Pan et nombre d’autres,
étaient chers aux Médicis et à Laurent - comme allégorie
de la réalité et comme moyen de transmission d’un message
politique ou moral. En même temps l’histoire, s’éloignant
de plus en plus, dans le développement du recueil, des
récits mythiques et légendaires, s’impose comme synthèse
de valeurs primordiales, à savoir la liberté contre toute
forme de tyrannie et le droit de chaque individu de se
soustraire à la force comme système de gouvernement.
L’exaltation de la liberté républicaine de Rome sous-
13
Pour la conjuration de Luca Pitti et le rôle que les Médicis
jouèrent lors de ce délicat moment politique, cf. partie I,
chap. 1 ; partie III, chap. II.
12
entend l’exaltation de la liberté de Florence – cité qui
fut fondée par Rome, selon les différentes versions de la
légende – et la réprobation de toute tentative d’y
instaurer une seigneurie. Les Médicis, selon Luca Pulci
et nombre d’intellectuels liés à la puissante famille
florentine, seraient les garants de l’autonomie des
institutions et de l’indépendance de Florence, à
l’extérieur vis-à-vis des projets de conquête par
d’autres seigneuries de la péninsule, à l’intérieur
contre des conjurations comme celle de Luca Pitti. Mais
s’il est vrai qu’à l’extérieur les Médicis pratiquaient
habilement la politique de l’équilibre, à l’intérieur ils
utilisaient les forces disponibles et les intellectuels
pour organiser le consensus autour de leur gestion du
pouvoir, une tyrannie aux formes larvées
14
.
En ce qui concerne le Ciriffo, avant de parler de sa
structure et des modèles de référence, il est
indispensable de discuter du problème de l’attribution,ce
qui demande d’abord de reconstituer l’histoire des
édition du poème
15
. En tout état de cause, la plume de
Luca se manifeste dans le projet d’un récit moralisé qui
se sert, pour des épisodes singuliers, de sources
classiques - comme par exemple l’Héroïde X d’Ovide
(Ariadna Theseo) et peut-être le carmen 64 de Catulle
14
Pour l’approfondissement de cette question, cf. Partie III,
chap. 2.
15
Cf. Partie III, chap. 3.
13
pour la plainte de Paliprenda abandonnée par Antandro sur
le rivage
16
, ou de la légende romaine, car Ciriffo et le
Povero semblent, pour leurs origines, l’histoire
malheureuse de leurs mères et la vie de bergers rebelles
qu’ils mènent jusqu’à l’âge de quinze ans, très proches
de Romulus et Remus - aussi bien que de sources
médiévales (les Storie Nerbonesi d’Andrea da Barberino,
les romans courtois et les cantari), pour l’organisation
générale de la matière.
Problématique et état de la critique. La condition de
l’exilé, exclu de la société à laquelle il se sent
appartenir, marque, comme on l’a vu, une bonne partie de
l’œuvre de Luca Pulci, notamment le Driadeo d'Amore et
les Pístole, tous les deux écrits pendant l’exil et
dédiés au jeune Laurent de Médicis, dans l’intention
d’obtenir le retour à Florence. Il s’agit donc
certainement d’une forme de louange courtisane, que les
Médicis d’ailleurs promouvaient comme un des aspects de
leur propagande politique, mais au delà des fins
extérieures que ces œuvres se proposent et de leurs
limites artistiques, elles semblent constituer un moment
important de l’évolution de la poésie en langue vulgaire
du Quattrocento italien. Il convient d’aborder ici, avant
16
On peut comparer l’image d’Antandro, tigre senza umanitade,
selon Paliprenda (Cir. I, 113) et de Thésée chez Catulle (64,
154) : quaenam te genuit sola sub rupe laaena ? (quelle est la
lionne qui t’a engendré sous une roche déserte ?).
14
de démêler d’autres questions, le problème du choix
métrique dans l’œuvre de Luca.
En réalité, Luca n’adopte que deux formes métriques,
désormais consacrées par une longue tradition, l’ottava,
dans le Driadeo et le Ciriffo, et le capitolo ternario,
dans les Pístole. La terza rima, après les hauteurs de la
Comédie, le pathétique des Trionfi et l’idylle bucolique
des sections poétiques de l’Ameto, prend de nouvelles
directions : aux XIVe et XVe siècles elle devient la
structure métrique habituelle pour les sujets élevés ou
tout simplement longs. La majorité des compositions
présentées pour le Certame Coronario étaient des capitoli
in terza rima et, d’ailleurs, la terza rima est la forme
commune du mètre long chez les Toscans à partir de la fin
du XIVe siècle, au détriment des autres, comme la
canzone
17
. La terzina est alors employée pour des
compositions de nature diverse : satirique, amoureuse,
17
Cf. Marco SANTAGATA, La forma canzoniere, dans La lirica di
corte nell’Italia del Quattrocento, Milano, Francoangeli, 1993,
p. 78. Sur la terza rima, cf. Aussi Francesco BAUSI, Mario
MARTELLI, La metrica italiana: teoria e storia, Firenze, Le
Lettere, 1993, p. 136-38. Une contribution importante, pour la
variété et la quantité des matériaux qu’elle présente, est
l’étude de Claudia PEIRONE, Storia e tradizione della terza
rima. Poesia e cultura nella Firenze del Quattrocento, Torino,
Tirrenia stampatori, 1990. Selon C. Peirone le succès de la
terza rima au cours du XVe siècle s’explique par la
possibilité, qu’elle offre, d’un ton discursif, très utile aux
poètes de capacités médiocres et de culture moyenne, qui
évitent, ainsi, la concentration du sonnet ou du madrigal et
la complexité technique de la canzone. La variété de tons et
de sujets de la Comédie, et son enseignement sur le plan
linguistique, favorisent aussi la diffusion du mètre, ainsi
que la tradition des poemetti d’énumération, tels que la
Caccia di Diana de Boccace ou la Fimerodia de Jacopo da
Montepulciano (ibid., p. 23-27).
15
politique, religieuse, bucolique et burlesque, mais aussi
comme forme de célébration du seigneur, partout où une
cour se forme et où l’esprit courtisan s’installe. Marco
Santagata remarque qu’à la cour de Federico da
Montefeltro la poésie de célébration qui le concerne est
en général en terza rima. Parmi les panégyristes de
Federico on compte aussi des Florentins, comme Antonio
Rustico et Francesco Filarete
18
.
Le choix de cette forme métrique n’est donc pas
étonnant chez Luca Pulci : c’est plutôt la forme du livre
qui serait singulière : les recueils de poèmes ne sont
pas rares au cours du Quattrocento, mais c’est la poésie
d’occasion, la composition isolée qui prévaut à
l’intérieur des cours, ou alors des livres réunis a
posteriori, non structurés. Quand le recueil structuré ou
le livre apparaissent, il s’agit toujours de cas très
significatifs. Ce sont des intellectuels écartés, pour de
raisons différentes, du public de la cour, comme Giovanni
Aloisio ou Joan Francesco Caracciolo à la cour des
Aragonais, ou qui se trouvent brusquement éloignés de la
cour, comme Cariteo, au moment où la cour des Aragonais
s’effondre.
Il lirico petrarcheggiante di questo secolo, se vive in
condizioni di piena integrazione socio-culturale – come
sono quelle favorite dagli ambienti di corte –, tende
naturalmente a una poesia socializzata, di immediato
consumo, e quindi dispersa; le sue raccolte, in forma di
libro-contenitore, non fanno che sancire a posteriori
18
Marco SANTAGATA, Fra Rimini e Urbino : i prodromi del
petrarchismo cortigiano, dans La lirica di corte…, p. 91-92.
16
l’incompattabile frammentarietà di una poesia nata
all’insegna dell’hic et nunc. Ma un poeta che le
circostanze tengano ai margini di quegli ambienti, o quello
stesso poeta già in esso integrato e poi traumaticamente
isolato dagli eventi storici [...], in altri termini, quei
petrarchisti che non godano di un contatto diretto e
spontaneo con il pubblico, che stentino a individuare nella
società cortigiana il referente immediato della loro
pratica poetica, ricercano invece le forme chiuse, le
strutture unitarie, il liber come elemento aggiuntivo di
senso; per questa via possono addirittura arrivare alla
scoperta del modello narrativo petrarchesco
19
.
Bien que Luca Pulci ne soit pas un pétrarquiste
stricto sensu, il a été influencé par Pétrarque,
notamment par les Trionfi, mais aussi par le Canzoniere
et les œuvres latines, et les tons pétrarquisants ne
manquent pas dans sa poésie, surtout dans les Pístole.
Dans ce cadre, les formes organisées du Driadeo d’Amore
et des Pístole que Luca Pulci choisit pour ses textes
poétiques impliquent probablement sinon une situation
d’exclusion, sûrement une position particulière par
rapport au public qui comptait, les Médicis et leur
entourage. Autour des années soixante du siècle, les
frères Pulci, surtout Luca et Bernardo (mais aussi Luigi,
qui transcrit pour Laurent les églogues de Francesco
Arzocchi), s’engagent, comme on le verra dans la suite de
ce travail, à diffuser la bucolique, latine et vulgaire,
dans la culture florentine. Mais, au tournant des années
soixante-dix, lorsque Laurent assume directement le
pouvoir, l’umanesimo volgare de Luca et de Luigi
19
Marco SANTAGATA, La forma canzoniere..., p. 36.
17
(Bernardo se montrera capable de s’adapter à la politique
culturelle de Laurent) commence à être dépassé
20
.
Quant à l’ottava, il s’agit, dans ce cas-là aussi,
d’une forme métrique qui avait désormais une place
privilégiée dans la littérature toscane. Quelle que soit
son origine
21
, l’utilisation que Boccace en avait fait, à
partir du Filostrato, en passant par le Teseida pour
arriver au Ninfale fiesolano, la rendaient apte aux
situations les plus disparates, du registre lyrique à
l’exposition narrative. C’est dans cette optique qu’il
faut voir le choix de ce mètre pour le Driadeo, et, dans
une moindre mesure, pour le Ciriffo, puisque le premier
expérimente tous les tons, de la comédie à la tragédie,
au plan du style d’abord, mais également au plan du
contenu, tandis que le second se tourne plutôt vers
l’allure narrative de la tradition canterina, sans
pourtant renoncer au ton larmoyant d’un certain Boccace
«mineur».
Cependant, l’utilisation de ce mètre n’est pas un
choix évident : ce sont les frères Pulci (Luca et Luigi)
qui ont eu le mérite non seulement de le reprendre, mais
surtout de l’ennoblir. Geronimo Claricio justifie
l’ottava rima dans la Cerva bianca d’Antonio Fileremo
20
La définition d’umanesimo volgare est de Stefano CARRAI, La
lirica toscana nell’età di Lorenzo, in La lirica di Corte...,
p. 104-109.
21
Pour la discussion sur l’origine de l’ottava, cf. Guglielmo
GORNI, Metrica e analisi letteraria, Bologna, il Mulino, 1993,
p. 153-70.
18
Fregoso en invoquant l’autorité de Laurent de Médicis, de
Politien, mais aussi des frères Pulci:
Viene a configurarsi quella terna di «Fiorentini» che hanno
ottenuto il «principato» nello scrivere in «stanza», cui
allude, con la giunta del Benivieni, anche il Calmeta [...].
Autori tutti (salvo il Benivieni) che si ritrovano poi, in
compagnia di altre significative presenze, catalogati sotto
l’etichetta di «imitatori» e «seguaci» dell’«ottava rima»
del Boccaccio, in Claricio [...]: «... li duo leggiadri
Pulci, la suonora et altissima tromba del Policiano, il
grauissimo Laurentio Medice, il moderato e gentil G.
Ambrosio Vesconte, il sententioso Calmeta, l’ingegnoso
Corregio, l’affettuoso Aretino, il splendidissimo Fulgoso,
il mio candido Philoteo, il sottil Scandiano, insieme con
l’heroico e studioso Ariosti»
22
.
Le profil artistique et culturel de Luca prend,
semble-t-il, une configuration inédite, du moins plus
significative que les historiens de la littérature ne
l’ont admis, surtout dans la première moitié du XXe
siècle. En réalité, Luca Pulci était apprécié par ses
contemporains : le nombre des éditions de ses œuvres en
témoigne suffisamment
23
, ainsi que les éloges qu’on lui
22
La citation se trouve dans Giorgio DILEMMI, Introduzione, in
Antonio Fileremo FREGOSO, Opere, Bologna, Commissione per i
testi di lingua, 1976, p. XXVI, n. 58. La Cerva Bianca de
Fregoso est un poemetto allégorique en ottave, publiée en 1510,
qui raconte l’histoire d’une nymphe métamorphosée en fiera et
poursuivie par un chasseur accompagné des chiens Desio et
Pensiero à travers les royaumes de Diane, d’Antero et d’Amour.
Gieronimo CLARICIO est auteur d’une Apologia contenue dans
l’édition de l’Amorosa visione de Boccace, Milano, Z. da
Castione, 1521. Le passage cité par Dilemmi se trouve à c. c
2r
.
23
Les Pístole furent publiées à Florence pour la première fois
chez Miscomini en 1481 (s. c. 1482), ensuite, toujours à
Florence, chez Francesco Bonaccorsi, en 1488 (s. c. 1489), et
chez Bartolomeo de’ Libri, en 1495 (s. c. 1496); l’édition di
Piasi à Venise est de 1492 (s. c. 1493); elles étaient
republiées en 1572 chez Giunti avec le Ciriffo et la Giostra
(cette dernière sans indication d’auteur) ; le Driadeo est
imprimé à Florence chez Niccolò di Lorenzo en 1479 (s. c.
1480); chez Iacopo di Ripoli en 1483 (s. c. 1484) ; chez
Antonio di Francesco en 1487 (s. c. 1488); chez Francesco di
Dino en 1489 (s. c. 1490); chez Lorenzo Morgiani et Iohan
Petri, en 1492 (s. c. 1493) (cf. Mario MARTELLI, Letteratura