8
INTRODUCTION
Le verlan
3
est un code linguistique qui existe en France depuis fort longtemps et
qui est nØ dans le but de rendre ses messages cryptiques par le jeu d’inversion
des syllabes et des phonèmes composant les mots du français standard.
RedØcouvert seulement à partir des annØes quatre-vingts, il est devenu,
notamment pour les jeunes banlieusards, un moyen pour exprimer, entre autre,
leurs sentiments d’exclusion et de rØvolte contre le système, pour dØnoncer
l’injustice et l’intolØrance subies et pour crier leur mal-vivre. Face à une rØalitØ
sociale qui les exclut et les ‘enferme’ entre les confins de leur citØ, ces jeunes
banlieusards aperçoivent ainsi dans ‘leur langue’ anti-conventionnelle et anti-
institutionnelle le reflet linguistique d’une si grave fracture sociale.
L’ Øtude ici conduite souhaite proposer une analyse linguistique et
sociologique de ce langage ‘à l’envers’ et se dØveloppe le long d’un parcours
diachronique qui en prØsente l’Øvolution subie, de sa naissance, au XVI
e
siècle
environ, à nos jours : de code hermØtique des prisonniers, à langage de rØvolte
adoptØ par les jeunes des citØs, à procØdØ d’expØrimentation verbale employØ,
comme une sorte de mode linguistique, pour donner de la couleur à ses propres
discours. Une rØflexion sur le ‘statut’ du verlan aujourd’hui inclue, par contre,
des rØfØrences à son adoption de la part des mass mØdias, de la presse pour les
jeunes, de la publicitØ et des dessins animØs. Un ultØrieur approfondissement
concerne les occasions d’ emploi du code dans la littØrature et dans la
paralittØrature, dans le cinØma et dans la chanson, avec une attention particulière
aux textes de musique rap. L’analyse des diffØrents contextes d’ emploi de cette
pratique linguistique emmène, en outre, à une rØflexion sur ses aspects
d’ homogØnØitØ et d’ hØtØrogØnØitØ, sur l’ Øventuelle sublimation de la violence
qui en peut dØriver et notamment sur la thØmatique de l’intØgration qui y est liØe.
L’ Øtude se termine par une contribution de recherche expØrimentale
conduite en soumettant à un Øchantillon de quatre-vingt-trois jeunes français un
questionnaire conçu dans le but d’Øtudier les aspects sociaux et relationnels de
l’emploi du verlan aujourd’hui. Les donnØes obtenues par cette enquête par
3
Nom obtenu de l’inversion des syllabes de l’expression ‘ l’envers’ selon le procØdØ suivant : ‘l’envers’
→l’en+vers→ len+vers→ vers-len→ vers-lan →verlan. Voir §1.3.3
9
sondage ont permis de confirmer l’hypothèse de l’ Øvolution de son ‘statut’ de
code secret exprimant anticonformisme à mode linguistique exaltant la crØativitØ
verbale de ses locuteurs.
10
CHAPITRE I
Verlan : une ‘rØvolte langagière’
1.1 Le langage hermØtique des jeunes des citØs
Au cours des siècles, la France a crØØ des zones oø des problèmes d’habitat, de
coexistence, de scolarisation, d’accès au travail semblent s’accumuler.
Aujourd’hui, certaines de ces citØs apparaissent, si ce n’est pas comme des
ghettos, du moins comme des espaces de relØgation et de rØclusion oø un mal-
vivre gØnØral se rØpand de plus en plus.
De nombreux jeunes de ces citØs - la caillera
4
- pour la plupart issus de
l’immigration, en plus des diffØrences intergØnØrationnelles classiques, se voient
de plus en plus enfermØs entre les murs de leur citØ sans vØritable espoir de faire
partie intØgrante un jour de la sociØtØ française. Des sentiments d’ enfermement,
sans barreaux certes, mais rØels de dØphasage et d’exclusion, qui affectent en
profondeur les processus de socialisation, les envahissent. La banlieue est
revendiquØe comme leur territoire ; le tiØquar
5
de ces jeunes banlieusards
reprØsente le seul espace possØdØ et maîtrisØ. Dans ce contexte, la naissance de
valeurs et de comportements culturels diffØrents n’est qu’une des consØquences
engendrØes par de tels phØnomènes.
De sa part, la langue, elle aussi, devient l’ un des moyens pour exprimer la haine,
pour crier l’injustice et l’intolØrance subies, une manière d’affirmer son identitØ,
son appartenance à une bande, ou mieux à une deuban et de se dØmarquer des
autres. C’est en se servant de diffØrents jeux de langue complexes (le verlan, la
troncation des mots, les mØtaphores et les mØtonymies, les emprunts, entre
4
Forme verlanisØe du nom « racaille », terme à connotation pØjorative, souvent employØ pour indiquer
les jeunes banlieusards. La forme « caillera » est obtenue par le plus simple procØdØ de verlanisation,
c'est-à-dire l’inversion simple des syllabes composant le mot ( racaille → ra+caille → caillera ). Dans ce
cas-là, la syllabe concernØe dans le processus de dØplacement n’est que la première ( « ra » ) qui, en
effet, passe en fin de mot. En tout cas, d’autres procØdØs plus complexes de verlanisation interviennent,
en gØnØral, notamment dans la formation de mots qui ont plus de deux syllabes. Voir § 1.3.1
« Formation de mots de Verlan » et § 1.3.3 « Aspects morphologiques et phonØtiques ».
5
Forme verlanisØ du nom « quartier ». Ici encore, le nom est obtenu par l’ inversion des deux syllabes le
composant ( quartier→quar +tier →tier + quar→ tiØquar ). À remarquer que des règles phonØtiques
s’imposent sur la morphologie du mot final dans le cas de la syllabe tier→tiØ . Voir § 1.3.3 sur les
« Aspects morphologiques et phonØtiques » de la formation des mots en verlan .
11
autres), que ces jeunes expriment leur volontØ de communiquer par un code
hermØtique opposØ au français acadØmique, Øvoquant, par contre, l’autoritØ, le
pouvoir, le monde du travail qui leur est barrØ par le chômage ou la
discrimination.
Aujourd’hui, le français des citØs ( le tØci ) est un type d’argot contemporain
parmi d’autres, dØnotant une ‘fracture linguistique’ engendrØe par une fracture
sociale.
Exprimant le tØci une volontØ d’inverser toute norme culturelle, comme le fait de
porter sa casquette et son pantalon de survêtement à l’envers , il est à remarquer
comme une pratique linguistique est presque toujours rØvØlatrice d’une pratique
sociale. Cela est d’autant plus vrai si l’on considère que ce sont souvent des mots
d’argot à être verlanisØs comme dans le cas de dèpe
6
ou tØpu. C’est à ce propos
que Pierre Guiraud affirme que « L’argot est le signe d’une rØvolte, un refus et
une dØrision de l’ordre Øtabli incarnØ par l’homme que la sociØtØ traque et
censure »
7
, en rØvØlant comme une langue ‘en miroir’ manifeste la diffØrence de
locuteurs refusant de se reconnaître dans la langue normØe. Le verlan est en cela
emblØmatique. Il s’agit d’une variante linguistique qui existe en France depuis
longtemps, mais qui a ØtØ de plus en plus employØe par les jeunes des banlieues,
les banlieusards, à partir des annØes 1970.
En 1976, P. Guiraud reconnaît l’existence du verlan dans son livre Les Jeux de
Mots , en donnant la dØfinition suivante : « Le verlan est un code argotique (...)
qui consiste à retourner les mots du français standard lettre par lettre ou syllabe
6
Forme verlanisØe de « pØdØ », mot de l’argot employØ avec dØnotation pØjorative, signifiant gay. À
remarquer comme, dans le processus de verlanisation par l’inversion simple des syllabes, une variation
au niveau des accents du mot se rØalise ( pØdØ→dØpØ→dèpe ) ; le « e » final devenant muet, le
premier « e » aura un accent grave ( « è » ). Voir aussi § 1.3.3
7
Pierre Guiraud, « Argot » in Encyclopedia Universalis - V
e
Ødition -2002 – p. 934.
12
par syllabe. (...) Formes cryptologiques dans leur principe, mais qui deviennent
facilement un jeu ».
8
Le mot Verlan même est en effet obtenu de l’inversion des syllabes de
l’expression adverbiale «à l’envers ». Les sens traditionnellement attribuØs à la
locution adverbiale « à l'envers » - « en dØsordre, en dØpit du bon sens/ d'une
façon contraire, opposØe à ce qui devrait être / avoir la tête à l'envers, avoir
l'esprit faux »
9
- montrent dØjà implicitement la façon d’envisager le « verlan »
de la part de ses locuteurs et le caractère d’indicateur social qui y est souvent
impliquØ.
1.2 DØveloppement diachronique
S’il est vrai que le phØnomène linguistique du verlan existe depuis fort
longtemps, il est aussi vrai que chercher à dØterminer sa "date de naissance"
soulève Øvidemment des problèmes d'exactitude, d’autant plus nombreux si l’on
considère qu’il s'agit d'un jargon.
Se plaçant un tel phØnomène exclusivement dans le cadre de la langue orale, il
est donc devenu sujet de rØflexion pour les linguistes relativement assez tard, par
rapport au français Øcrit. D’oø l’existence d’une littØrature spØcifique en matière
plutôt rØcente. En souhaitant envisager le phØnomène du verlan à partir d’une
perspective diachronique, on remarquera tout d’abord que des procØdØs proches
de l'anagramme ont ØtØ vraisemblablement utilisØs aussi souvent en littØrature
que comme un passe-temps dans les cours royales d'antan.
Cependant, même si dØjà vers 1190, BØroul , dans son Roman de Tristan,
version de Tristan et Iseult, transforme le prØnom de Tristan en « Tantris » au
moment oø son hØros arrive en Angleterre, rien ne nous permet de croire que l'on
utilisait rØgulièrement cette pratique linguistique dans l' usage quotidien.
8
P. Guiraud, Les jeux des mots, chapitre « Les palindromes et le verlan » , Coll. « Que sais-je? ». Paris :
P.U.F. 1976. p. 124 .
9
DØfinition tirØe du dictionnaire « Grand Larousse EncyclopØdique »,Ød. 2007
13
La distinction entre jeu littØraire, simple procØdØ d'anagramme, concernant
d'avantage une activitØ intellectuelle (dans le but provoquer un effet de style) et
verlan oral , forme particulière du français populaire, apparaît donc Øvidente et
fondamentale. En tout cas, relevant les deux aspects de la compØtence
linguistique Øcrite ou orale de jouer avec les mots, ils semblent être Øtroitement
liØs.
Les premières traces de verlan apparaissent dØjà dès la fin du XVI
e
siècle lorsque
le peuple rebaptise promptement les Bourbons « Bonbours ». De même, au
XVII
e
siècle, un « sans-souci » est facilement appelØ « sans six-sous » ( c’est-à-
dire: pauvre ). Plus tard, vers 1760, il sera courant d’appeler Louis XV
« Sequinzouil », ce qui est indØniablement une forme de verlan.
Dans sa chronique du « Figaro littØraire » Le plaisir des mots du 18 novembre
1994, l’Øcrivain Claude Duneton rappelle l’origine verlanoïde du philosophe
Voltaire (1694-1778) : « Le jeune Arouet, lorsque, à 22 ans, au sortir d’un
sØjour à la Bastille, il souhaita mettre de la distance entre son Øtat de poète et le
nom de sa lignØe aux mœurs sØvères, il se souvint que son grand-père François,
« marchant de drap et soie », venait du village de Saint-Loup-sur-le-Thouet en
Pointou. La ville la plus voisine de Saint-Loup est Airvault […]. Arouet prit
alors Air-vault, le renversa et adopta Voltaire comme pseudonyme pour la
vie ».
10
Mais perdue sa fonction ludique au bØnØfice d’une nouvelle fonction
expressØment cryptique, c’est surtout dans un milieu carcØral, et notamment dans
le monde du bagne, que la pratique langagière du verlan va s’affirmer et se
systØmatiser, en se dØveloppant à partir de l’argot, dont elle n’est qu’une
variante.
Un document inclus dans Les sources de l'argot ancien
11
de Sainean, rØvèle que
la toute première expression Øcrite en verlan en tant que jargon ( variation de la
langue standard utilisØe par un groupe social dØterminØ ) a ØtØ employØe par un
10
Claude Duneton, « Le plaisir des mots », article paru dans le Figaro LittØraire du 18 novembre 1994
11
Cf. Lazare Sainean, « Les sources de l'argot ancien » - tome 2- Genève, Slatkine, 1973
14
bagnard surnommØ « La Hyène », dans une lettre oø l'en-tête « Lontou, 1842 »
souligne clairement l’emploi d’un procØdØ anagrammatique, ce qui est propre du
verlan, pour indiquer la ville de Toulon. Le mot « Nibergue », qui est donnØ par
P. Guiraud comme verlan de « Bernique » dans Les jeux de mots
12
, se trouve
Øgalement dans l'ouvrage de Sainean, mais n'y est pas reconnu comme tel. En
tout cas, même une vØritable attestation du verlan "langue orale" pourrait être
situØ Øgalement en 1842, date de parution des Mystères de Paris
13
d’ Eugène
Sue. C’est dans les dialogues extraits de l’œuvre qui apparaissent des mots
comme « jobart » et « barjot » ( mots plutôt emblØmatiques si l’on considère
qu’on ne saurait pas reconnaître lequel des deux est la forme verlanisØe de
l’autre ). La langue utilisØe par l’auteur se voulait en effet le reflet de la
condition des "bas-fonds" du dØbut du XIX
e
siècle ainsi que le tØmoignage du
langage populaire. On peut y retrouver Øgalement de l'argot de boucher,
« loucherbem » (ou largonji ), autre procØdØ de codage argotique, parlØ par les
truands autant que par cette catØgorie professionnelle. Ce sont donc
gØnØralement des truands et des forçats dØmunis d'instruction, comme le
tØmoigne la lettre du bagnard, et qui ne savent pas toujours lire ni Øcrire ( tels
les personnages d' Eugène Sue ) qui se servent, pour communiquer, de la
simplicitØ d’une telle variante linguistique. D’oø la diffusion du verlan et la
possibilitØ d’en attester la pratique, dues à l’ouverture du monde des truands sur
les autres milieux sociaux.
C'est pour tâcher de remØdier à une trop grande expansion de l’argot, que le
procØdØ du verlan a ØtØ repris avec vigueur pendant l' Occupation, pØriode de
dØsordre social et de troubles profonds. Il est donc possible de situer la date de
‘rØsurgence’ du verlan en qualitØ de jargon aux alentours de 1940. En tout cas,
on peut certainement croire qu'il n'avait pas disparu, mais simplement qu’il avait
ØtØ presque oubliØ pendant près d'un siècle.
12
P. Guiraud, op. cit., p. 149
13
Eugene Sue, Les mystères de Paris, 1842. – Les Mystères de Paris , rØØdition de 1989, Øditions Robert
Laffont, collection « Bouquins » - Introduction d’ Armand Lanoux, de l’AcadØmie Goncourt.