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Introduction
Quand j’ai commencé cette étude, je n’avais pas l’idée de toutes les accusations d’immoralité, de
mensonge, et d’incapacité de se plier aux buts éducatifs auxquels la forme-roman s’expose au cours
des siècles.
Je partais de simples indices, des révélations indirectes d’une condamnation, qu’on entrevoit dans
des romans autocritiques comme Don Chisciotte e Madame Bovary, qui présentent des personnages
influencés et emportés par ce qu’ils lisent.
Mon intention est de tenir compte de ces deux grands exemples européens pour m’aventurer à la
recherche de personnages corrompus pareillement par les romans de la narrative italienne.
Mon intention est de faire des recherches sur ce mécanisme de fascination que Dante a si bien-
décrit dans des vers célèbres:
Noi leggiavamo un giorno per diletto
di Lanciallotto come amor lo strinse;
soli eravamo e sanza alcun sospetto.
Per più fiate li occhi ci sospinse
quella lettura e scolorocci il viso;
ma solo un punto fu quel che ci vinse.
Quando leggemmo il disiato riso
esser baciato da cotanto amante,
questi, cha mai da me non fia diviso,
la bocca mi baciò tutto tremante.
Galeotto fu il libro e chi lo scrisse:
da quel giorno più non vi leggemmo avante [1].
Ici le “roman” apparaît comme un véritable intermédiaire d’amour: Paolo et Francesca essaient de
résister, mais en vain parce que l’impulsion à l’imitation est trop forte. On crée un parallélisme
direct entre la lecture et l’action: ils lisent de peines amoureuses et leur yeux se croisent, leur
visages pâlissent; ils lisent d’un baiser et ils se baisent; ensuite ils ne lisent plus, le livre a terminé sa
fonction de séduction. C’est seulement à travers le baiser fictif qu’on arrive, par imitation, au baiser
réel avec toutes ses conséquences (la vengeance de Gianciotto, la condamnation éternelle): la
littérature a été prise pour la réalité, l’affinité de la situation les trompe, Paolo et Francesca imitent
et continuent l’action romanesque.
Ce mécanisme, qui conduit progressivement à une participation émotive des événements racontés
jusqu’à les vivre réellement, est le même qui guide les personnages de Cervantès et Flaubert.
Dans le roman Don Chisciotte (1605-15), le protagoniste, par effet de la lecture, assume même une
autre identité, il change d’habitudes et d’intérêts en s’incarnant complètement dans le personnage
typique des ses romans préférés [2]:
Ce gentilhomme s’abandonnait à la lecture des romans chevaleresques et peu à la volte il se
passionna si tant au point de s’oublier presque totalement de la chasse et aussi de
l’administration de son patrimoine (…) En somme, il se plongea tellement dans ces lectures,
qu’il passait des nuits, dés la soirée jusqu’au matin, toujours à lire; de cette façon à force de
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dormir peu et lire beaucoup, il dessécha tellement son cerveau qu’il perdit la raison. Il
remplit sa fantaisie de tout ce qu’il lisait dans ces romans: charmes, litiges, batailles, défis,
blessures, déclarations, amours, tempêtes et extravagances impossibles; et il se fourra dans
la tête que tout cet ensemble de rêves et d’inventions lus dans les livres fût de la pure vérité.
Dans le roman Madame Bovary (1857), Emma [3] est présentée comme une lectrice acharnée de
romans, dès son enfance au couvent, elle rencontre une vieille fille qui chaque mois venait à coudre
le linge et qui prêtait à grandes filles, en cachette, quelques romans qui avait toujours dans les
poches de son tablier.
Tout ça arrive dans une atmosphère de clandestinité: Emma est obligée à cacher ses romans, à les
lire furtivement en dortoir, en préfigurant ainsi son caractère dangereux:
On parlait seulement d’amours, d’amants, des dames persécutées qui s’évanouissent dans
des pavillons abandonnés, des postillons tués à chaque enjeu, des chevaux échappés dans
chaque page, des forêts obscures, des troubles de cœur, des jurements, des sanglots, des
larmes et baisers, des petits bateaux au claire de lune, des rossignols dans les bosquets, des
gentilshommes courageux comme lions, doux comme agneaux, vertueux comme on n’a
jamais vu, toujours bien habillés et qu’il pleurent comme fontaines.
Si d’un côté ce passage révèle l’ironie subtile du narrateur en accumulant les ingrédients typiques
du romanesque, d’autre côté il met en relief l’enlèvement de la fille vers des mondes enchantés qui
s’ouvrent à sa imagination. Du reste, sa connaissance du monde est complètement littéraire:
Dans les romans d'Eugene Sue elle étudia la description des milieux; elle lut Balzac et
George Sand en essayant d'apaiser avec l’imagination ses désirs personnels. Même à la table
elle avait un livre, et elle en tournait les pages, tandis que Charles mangeait et lui parlait.
A une réalité qui en faisant une comparaison résulte misérable, Emma oppose les situations et les
personnages exceptionnels desquels son imaginaire se nourrit. Et à la fin tout cela la conduira à la
recherche d’amants qui inévitablement la décevront, à des dettes folles et à la fin au suicide,
beaucoup plus pénible et terrible de toutes les morts de ses lectures.
Donc, d’ici mon analyse devait partir à l’intérieur de la narrative italienne. J’avais déjà commencé
à considérer quelques exemples, come la protagoniste homonyme de la Fosca de Tarchetti [4],
Marina de Malombra [5] et l’instituteur dans un récit de Verga [6], quand je me suis rencontrée
dans un texte français de psychiatrie du XIX
ème
siècle [7] qui présentait un long passage sur les
romans, que je cite entièrement parce que en un certain sens il résume toutes celles oppositions
qu’on trouvera au cours de ma recherche:
La lecture des romans ne produise pas des conséquences moins tristes que développer les
passions, surtout la paresse, la peur, l’amour, le libertinage, le suicide ou par imitation ou
par ennui de la vie réelle.
Dans cette première phrase le parallélisme entre le roman et l’oisiveté est déjà évident, et même la
liaison indissoluble avec les passions, dont l’irruption violente dans la vie tranquille du lecteur peut
conduire au suicide aussi (par contraste avec une réalité qui ne reflète pas le rêve ou bien vice versa,
par excessive immersion dans le rêve et donc identification avec les personnages suicides). Le
mécanisme devient encore plus explicite dans les phrases suivantes:
Dans les romans, surtout la passion érotique veut en être le pivot, elle exalte la fantaisie des
jeunes, des filles: elles se mettent dans la tête de trouver celle tendresse exagérée: on peint
des êtres imaginaires, des prodiges poétiques de beauté, de fidélité, etc. qui ne se trouvent
pas dans la nature: ensuite la prosaïque réalité apporte tôt la désillusion; et alors agitations,
regrets, ennui de la vie. Toutes les jeunes filles et les jeunes hommes se croient des héroïnes
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et des héros de roman, les passions s’enflamment, en ne trouvant pas du soulagement que
dans ces lectures inébriants, le travail est négligé, chaque d’autre étude devient insipide; leur
discours sont un amalgame de phrases exagérées lues dans ces livres préférés; et dans ce
délire les sens se révoltent, et alors? Chacun voit les conséquences mauvaises.
Dans une époque où l’exigence de contrôle social est vivement sentie, le médecin apparaît
sérieusement préoccupé: on a peur de qui vole avec l’imagination vers des autres conditions
(l’aspect politique de certes affirmations est sous-entendu), de qui choisit un monde alternatif, en
glissant vers des fantaisies qui piègent dans un rêve qui devient folie. Le roman devient presque un
hallucinogène qui fait voir une autre réalité, de laquelle ou on sort en se rendant compte de la
discordance (désespoir, suicide), ou on reste dans le rêve (libertinage, folie, suicide comme
imitation):
On ajoute à ces inconvénients communs à presque tous les écrits de ce genre en prose ou en
vers, anciens ou modernes, les défauts des œuvres plus récents, c’est-à-dire de peintures
lubrique, des délits atroces: comme empoisonnements, enlèvements, adultères, etc., scènes
de la terreur inouïes; et tout exposé avec un style parfois séducteur, avec art de suspension
qui pique la curiosité; et ensuite on exige de faire goûter à qui lit, ou mieux dévore ces
livres, une œuvre morale, instructive; on exige de raisonner calmement sur les devoirs, de
faire entendre la simple langue de la nature, de la vertu, de la religion, et il sera le même que
exiger de persuader la libéralité à un avare.
Jusqu’ici j’avais considéré les personnages corrompus par les lectures comme à des intuitions
romanesques géniales. Plus tard, je me suis rendue compte, lentement et peut-être avec de la stupeur
ingénue, que la légitimité littéraire du roman ne fût pas du tout quelque chose de prévu, mais
quelque chose de conquérir dans un parcours duré depuis 3 siècles, et non équivalent à aucun
d’autre genre littéraire (le poème et la tragédie sont objet de longues discussions pour la forme et les
lois qui les règlent: leur droit d’exister n’est jamais pas mis en doute).
A grands traits on peut faire remonter l’infrastructure culturelle de ces positions à deux courants de
considérations: d’un côté la tradition littéraire qui ne considère pas la possibilité formelle du roman
et inévitablement l’idée va à la Poétique de Aristote qui domine l’époque humaniste (certainement
ce n’est pas un cas que le roman s’est développé pendant l’époque baroque, quand la poétique de la
stupeur et de la merveille poussent à la recherche des nouvelles solutions au-delà des canons
préétablis). D’autre côté il y a la question morale du rapport entre vérité et mensonge, où l’héritage
de Platon grève, qui dans son célèbre livre X de la République déprécie toute l’art comme imitation
de l’apparence, et donc loin de la vérité de trois degrés. Et juste parce qu’elle est productrice
d’illusion il la bannit de sa république: toutes les ouvres de ce genre constituent, il parait, un
dommage grave pour l’esprit des écouteurs qui ne disposent pas du médicament, c’est-à-dire qui ne
les connaissent pas lesquelles sont effectivement [8]. Tout cela fait comprendre la raison pour que
les romans hellénistiques n’étaient pas été considérés au niveau critique: le roman entendu comme
genre a été resté inconnu dans l’antiquité, il n’avait pas même eu un nom précis (comme attestation
du mépris des intellectuels), on n’avait pas cherché les origines, les caractéristiques, la destination
[9].
Finalement, la religion aussi continue le motif vérité/mensonge et ce n’est pas difficile de trouver
des références bibliques, surtout dans les Livres Sapientiaux. La thèse de base est que le salut est
dans le Seigneur, source de vie, et seulement en suivant ses voies, on est sûr d’être dans le vrai et le
juste (Sal. 8,11). Les mots de l’homme sont toujours potentiellement mensongers et de conséquence
on doit exercer un contrôle continu sur la langue (Livre, o Seigneur, mon âme des lèvres
fallacieuses et langues fausses, Sal 120,2) en cherchant de ne pas se faire séduire par les mots: Aime
le mal à la place du bien, la tromperie et non le vrai? (Sal.52, 4) L’invention est la voie fausse (Sal.
119,101) qui écarte du vrai.
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Toutefois la voie catholique sera de refus seulement pour les excès fantastiques (parce qu’ils
produisent une simple perte de temps), mais plus souvent elle proposera une utilisation de
l’implication émotive pour véhiculer des messages morals.
Les arguments qui suivent sont les différentes justifications des romanciers contre ces peurs, le désir
et la peur de légitimer le roman comme genre, et la fiction comme indispensable et utile.
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Le délire du siècle
Délire, pour mon croire, ce siècle dans les compositions et dans la lecture des romans [10].
Les contemporains même définissent le XVII
ème
siècle comme le siècle des romans [11], l’époque
où ce nouveau genre s’impose sur la scène culturelle italienne et européenne. Et c’est un véritable
délire: on parle de presque 260 pièces réparties en 1000 éditions, une prolifération [12], un déluge
[13], qui sur la vague du succès eu en Espagne et en France réussit à effacer à la même façon les
palais des aristocrates, les maisons bourgeoises, les ateliers de petits professionnels, les académies
et les couvents.
Typographiquement pensés pour une vente facile (papier de mauvaise qualité, les marges pauvres,
les formats exigus), les romans ont un succès souvent éphémère [14], mais aussi grand au point
d’envahir le marché [15]. L’intrigue est généralement compliquée: on parte d’un événement
principal qui ensuite se répand en péripéties différentes qui s’ajoutent avec une large utilisation du
merveilleux, jusqu’à la fin qui résout [16].
Les romans sont imprimés surtout dans la région de la Vénétie (le centre plus important est Vénice
et plus tard Gênes et Bologne). L’arc chronologique du développement est relativement bref : Asor
Rosa [17] individualise une période de quarante ans en particulier : environ à partir de l’Eromena
(1624) de Giovan Francesco Biondi, à La peota smarrita (1662) de Girolamo Brusoni (mais il faut
rappeler que, à partir de la moitié du XVI
ème
siècle, cette période a été précédé par beaucoup de
traductions, en particulier des romans hellénistiques, comme ceux de Achille Tazio, Héliodore et
Longo).
Le succès est tangible: la Dianea de Gian Francesco Loredano, le fondateur de l’Accademia degli
Incogniti (trad. Académie des Inconnus) (où viennent les sollicitations les plus importantes à écrire
ces romans) apparaît à Tourin en 1627 et en peu d’ans ce roman obtient 7 éditions vénitiennes et des
traductions en latin et en français ; la Stratonica de Luca Assarino obtient au moins 31 éditions au
cours du siècle ; le Calloandro fedele de Giovanni Ambrogio Marini, l’ouvre qui plus de toutes les
autres offre des illusions héroïques et des chagrins pathétiques, conquiert la France, prête son nom
aux petits chiens des dames [18] et on le réimprime jusqu’à la moitié du XIX
ème
siècle.
Deux exemples
C’est dans ce siècle que l’histoire du roman [19] commence proprement et on commence à discuter
sur le nouveau genre. En réalité est un débat sans tambour ni trompette, fragmentaire, duquel on a
peu de traces, qui sont principalement circonscrites aux notices que les auteurs font précéder à leur
romans [20].
En effet, malgré le succès immédiat, le roman en Italie ne réussit pas à constituer une véritable
tradition littéraire comme en Espagne et en France, et les grandes ouvres comparables à Don
Chisciotte (1605-15) ou La principessa di Clèves (1678) ne naissent pas.
La fanfaron invasion romanesque [21] crée de la stupeur et de la défiance: les académiques tendent
à sous-estimer son importance en considérant le roman comme un bâtard de l’époque [22], un
poème imparfait [23], tandis que les auteurs oscillent de l’exaltation pour la nouveauté [24] à la
tentative de le situer dans le système littéraire national [25].
En définitive, le XVII
ème
siècle italien termine sans avoir créé un véritable bilan critique : les
interventions restent insuffisantes, quelqu’un qui fasse une considération critique globale du
nouveau genre manque (comme il est arrivé en France avec le Traité sur l’origine des romans de
Pierre-Daniel Huet). Les problèmes sont, pour ainsi dire, posés mais pas résolus, et ils trouveront
des espaces plus grands de réflexion seulement dans les siècles suivants. Toutefois, déjà dans ces
interventions, on peut individualiser les romans qui deviendront les sujets constants du débat
théorique sur le roman. A partir d’une analyse complète des préfaces, Mancini révèle comme les