Ces vues perspicaces de H.U. von Balthasar à propos de Grégoire de Nysse nous aident
à commencer cette étude sur la Vive Flamme
10
. Et nous pourrions appliquer à saint Jean de la
Croix ce qu'il dit de Grégoire:
"Quelque part dans la pensée [du Saint] gît un point très fin, très délicat,
qui éclaire toute l'oeuvre, qui lui communique vie et diaprure."(Ibid.)
Toute l'oeuvre de la Vive Flamme a comme un centre invisible une logique qui la sous-
tend: la flamme qui est en elle et qui flamboie. L'action de l'Esprit Saint, ce flamboiement ne
serait-ce pas son centre? Et ce dernier ne se trouve-t-il pas au coeur du zèle apostolique?
Nous nous proposons donc d'étudier ce phénomène du flamboiement dans ses éléments
les plus caractérisiques. Ce travail se présente comme un modeste effort de recherche, un
simple essai. Il nous aidera à mieux apprécier la pensée du Saint, sa richesse et sa fécondité
alors nous serons plus à même de mesurer les conséquences qui en découlent. Notre conclusion,
malgré sa brièveté, recueillera l'essentiel du message du Saint sur le flamboiement.
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Nous donnons aux paragraphes 2.2) et 2.2.1) un bref aperçut au sujet de cette oeuvre de Saint Jean de
la Croix.
1.2) Préliminaires
Avant de commencer l'analyse de la Vive Flamme, il faudrait d'abord situer le travail.
En fait, nous sommes projetés soudainement dans une oeuvre pleine de lumière et d'amour mais
nous ignorons où nous nous trouvons exactement dans le chemin spirituel, s'il y a des étapes qui
précèdent, si d'autres suivront. Est-ce que le Saint traite du même sujet ailleurs?
Pour cela, dans cette première partie nous commencerons par situer la Vive Flamme en
tenant compte de trois points:
-Premièrement par rapport au cheminement de l'âme.
-Ensuite par rapport aux autres oeuvres notamment le Cantique spirituel (cette oeuvre
en effet est celle qui s'en rapproche le plus).
-Enfin nous essayerons brièvement de montrer comment on arrive à cet état.
Dans un second temps nous parlerons du poème et de son mouvement ainsi que de la
quatrième strophe en la situant par rapport au sujet qui nous occupe.
1.2.1) Situer la V.F.
1.2.1.1) Par rapport au cheminement de l'âme
Dans son magistère spirituel, le Saint se propose de prendre par la main ceux qui
cherchent Dieu à partir de l'étape où ils sont parvenus pour les faire cheminer jusqu'à l'union
d'amour avec Dieu par un chemin aride de purifications et de visites de l'Esprit Saint:
"Premièrement elle (l'âme) s'est exercée dans les travaux et les
amertumes de la mortification [...]; et après, elle a passé par les peines et les
défilés d'amour [...]; elle dit ensuite avoir reçu de grandes communications et
beaucoup de visites de son Ami, où elle s'est allée perfectionnant et établissant
en son amour: de manière que, sortant de toutes choses et de soi-même, elle s'est
livrée à lui par une union d'amour en fiançailles spirituelles, où, comme étant
désormais fiancée, elle a reçu de l'Epoux de grands dons et de riches joyaux"
(C.S.A.27,1)
Ensuite, a lieu le mariage spirituel entre l'âme et le Fils de Dieu. Cette union d'amour est
considérée comme le sommet du cheminement spirituel. Mais le Saint nous signale qu'à
l'intérieur de cette étape nous avons quelque chose qui peut encore s'améliorer dans l'âme.
L'étape qu'aborde la Vive Flamme est un peu cette seconde phase de l'union d'amour.
Comme nous venons de le dire c'est toujours le même état d'union d'amour, - l'âme ne peut
obtenir plus, ce serait le ciel (Cf. Prol,3) - mais elle est ici "rehaussée et consubstanciée
11
davantage en amour" (Ibid.).
Il utilise l'image de la bûche
12
pour mieux nous faire comprendre cette nouvelle étape:
"bien que le feu qui a déjà pénétré le bois l'ait transformé en soi et se soit
entièrement uni avec lui, toutefois, venant à s'embraser davantage et y
demeurant plus longtemps, il devient beaucoup plus ardent et enflammé, jusqu'à
jeter force flammes et étincelles." (Ibid.)
Ici, il utilise les verbes centellar
13
et llamear
14
que Cyprien
15
traduit par "jeter force
flammes et étincelles". Ces verbes qu'utilise le Saint nous renvoient à ce qui constitue, en
11
"Calificarse y sustanciarse"
12
Nous devons signaler que ce feu (Dieu) qui assaille la bûche (l'âme) a déjà été évoqué par le Saint dans la Nuit
Obscure L II chapitre 3. En fait c'est "le même feu d'amour" qui d'abord purifie et ensuite "s'unit à l'âme en la
glorifiant" (Cf. I,19). Grâce à cette sorte d'inclusion (le feu, présent au début et à la fin du cheminement) le Saint
nous donne une vision unifiée de toute son oeuvre.
"Il faut donc savoir qu'avant que ce feu d'amour s'introduise en la substance de l'âme et s'unisse à elle par
une entière et parfaite purification et pureté, cette flamme, qui est le Saint Esprit, va battant l'âme, consumant et
anéantissant les imperfections de ses mauvaises habitudes." (I,19)
13
Jeter des étincelles.
14
Flamboyer.
15
Bien que cette traduction ne soit pas du Père Cyprien de la Nativité, nous garderons, par commodité, cette
appellation. L'auteur de la traduction est inconnu.
quelque sorte, le propre de cette nouvelle étape. L'âme n'est pas seulement transformée en Dieu
qui est un feu, une flamme, mais elle fait cette même oeuvre que Dieu, avec lui, à savoir: de
flamboyer, lancer des flammes!
16
Essayons maintenant de situer cette étape à l'intérieur de l'oeuvre écrite du Saint.
1.2.1.2) Par rapport aux autres oeuvres, notamment le C.S.
La première question qui nous vient à l'esprit est de savoir si le Saint a déjà traité de
cette étape dans une autre oeuvre. Mais la réponse - qui est négative - nous vient presque de lui.
Dans le prologue de la Vive Flamme encore, il parle du Cantique Spirituel en ces termes:
"Bien qu'en les couplets que nous avons ci-dessus déclarés
17
, nous
traitions du plus haut degré de perfection auquel l'âme peut arriver en cette vie -
qui est la transformation en Dieu - néanmoins ces quatre couplets-ci
18
traitent de
l'amour divin déjà plus avancé et perfectionné en ce même état de
transformation." (Prol,3)
Il souligne lui-même à la fois la continuité entre les deux oeuvres et leur spécificité.
Mais il nous faut signaler que dans le Cantique Spirituel il y a déjà une sorte d'étape
16
Nous avons aussi cette citation:
"Ce que nous disons d'elle [l'âme], touchant l'opération que le Saint Esprit fait en elle, est beaucoup plus que ce
qui se passe en la communication et la transformation d'amour. [...] C'est pourquoi ces deux manières d'union
différentes - savoir est: la simple union d'amour et l'union avec inflammation d'amour [..]. [...] Et sans doute cette
âme n'est pas arrivée à autant de perfection que celle-là [la vie éternelle], toutefois, en comparaison de l'autre union
commune, c'est comme un four embrasé avec une vision plus paisible, glorieuse et tendre que la flamme est plus
claire et resplendissante, comme le feu dans le charbon." (I,16)
17
Les couplets du Cantique Spirituel.
18
Ceux bien sûr de la Vive Flamme.
intermédiaire entre l'union d'amour ou mariage spirituel
19
et le flamboiement de la Vive
Flamme. Cette étape est constituée par ces strophes additives qui closent le Cantique Spirituel:
35 à 39
20
. Elles semblent inaugurer un nouveau mode d'agir de Dieu qui se déploie ensuite pour
être largement expliqué dans la Vive Flamme.
Dans ces cinq strophes nous avons donc une sorte d'avant-goût. Notons par exemple la
ressemblance frappante entre la strophe 38 au vers 5 et la strophe I de la Vive Flamme: "Dans la
flamme qui consume et plus ne peine" (C.S.A.38,11) et (V.F.I,1,2 et 4): "O flamme vive
d'amour, qui navres avec tendresse, n'ayant plus nulle rigueur." Le commentaire semble
identique si nous oublions que la différence entre les deux étapes est la question des
flamboiements. En fait, l'âme est, ici et là, "transformée en Dieu" et "ses mouvements et actions
sont désormais divins" (C.S.A.38,11).
Les développements de C.S.A.37,2-4 et 38,2-5 sur la "transformation actuelle" ont de
larges échos - comme on le verra - dans la Vive Flamme. Il est bien déjà question de cette
capacité qui est alors donnée à l'âme d'"aimer Dieu parfaitement avec le même amour dont il
s'aime" (C.S.A.37,3) et de la jubilation et fruition qu'elle en éprouve (ibid.).
"Elle aspire en Dieu la même aspiration d'amour que le Père aspire au Fils et
le Fils au Père, qui est le Saint Esprit même [...] ce qui est à l'âme une si grande
gloire et une délectation si profonde et si élevée qu'il n'y a point de langue
mortelle qui le puisse déclarer, ni entendement humain en tant que tel qui puisse
comprendre chose quelconque." (C.S.A.38,2)
Nous avons l'impression d'être dans la Vive Flamme!
Pour conclure nous pouvons dire que l'âme, en ces passages, est en transition entre les
19
C.S.A.27 ou C.S.B.22.
20
Nous savons l'histoire de la composition de ces strophes. C'était à Beas, en Andalousie, où un jour, le
Saint demanda à une Carmélite - soeur Françoise de la Mère de Dieu - à quoi elle passait l'oraison. Elle
répondit qu'elle admirait la beauté de Dieu et se réjouissait qu'il l'eût. Et le Saint fut si heureux de cette réponse
que durant plusieurs jours il disait de la beauté de Dieu des choses très élevées et admirables. Et c'est porté par
cet amour qu'il composa alors ces cinq strophes. (Cf. l'Introduction au Cantique Spirituel du P. Lucien-Marie
de S. Joseph § I)
deux états. L'âme demande d'accéder à la "transformation actuelle" ou "flamboiements". Et c'est
ce que nous allons voir maintenant.
1.2.1.3) Comment y arrive-t-on?
Essayons de voir maintenant comment, à partir du mariage spirituel, l'âme parvient à
l'étape de la Vive Flamme. Nous interrogerons d'abord le Cantique Spirituel; ensuite, nous
verrons ce qu'en dit la Vive Flamme elle-même.
Dans le Cantique Spirituel, et plus particulièrement dans ses cinq dernières strophes, le
Saint nous montre l'âme qui veut passer plus avant et pour cela désire plusieurs choses: "l'âme
se veut employer à exercer les propriétés d'amour" (C.S.A.35,1). Car "l'amour a cela, où il
s'établit, de vouloir toujours s'entretenir en ses joies et douceurs, qui sont l'exercice d'aimer
intérieurement et extérieurement" (C.S.A.35,2). En fait, ce sont ces "exercices d'aimer"
21
qui
vont faire que l'âme arrive à flamboyer, comme il le redira dans la Vive Flamme
22
.
L'âme désir devenir semblable à son Epoux et, en même temps, sonder et connaître ses
choses et ses secrets
23
.
Dans la Vive Flamme, le Saint nous dit dans le Prologue (Prol,3) que l'âme parvient à
"se rehausser et consubstancier davantage en amour", et donc à "jeter force flammes et
étincelles", "avec le temps et à force d'exercice". Il reprendra cela dans la première strophe en
parlant de l'amour que Dieu a perfectionné en peu de temps en l'homme juste:
"C'est une affaire de grande importance pour l'âme d'exercer en cette vie
21
"Il faut noter que tant que l'âme n'est pas arrivée à cet état d'union d'amour, il lui convient d'exercer
l'amour [...]." (C.S.B.29,2)
22
Cf. infra.
23
Et allons-nous-en nous voir en Ta beauté
[...]
Et pénétrons plus avant dans l'épaisseur. (C.S.A.35)
les actes d'amour, afin que se consommant en peu de temps, elle ne s'arrête
longtemps, ici-bas ou là-haut, sans voir Dieu." (I,34)
Nous savons par ailleurs, combien ces paroles ont marqué sainte Thérèse de l'Enfant-
Jésus et lui ont été un stimulant pour aller de l'avant
24
. C'est dans ce sens qu'on peut lire un
autre passage du Cantique Spirituel:
"Il faut remarquer que Dieu ne met sa grâce et son amour en l'âme que selon la
volonté et l'amour de l'âme. C'est pourquoi le bon amoureux doit tâcher que cela
ne manque point, puisque par ce moyen, comme nous l'avons dit, il excitera
Dieu à l'aimer davantage - si cela se peut dire - et à se récréer dans son âme. Et
pour obtenir cette charité il faut s'exercer en ce que dit l'Apôtre" (Et il renvoie à
1Co 13,4-7). (C.S.A. 12,11)
Selon le Saint, c'est donc, en s'exerçant à l'amour sous ses deux aspects, intérieur et
extérieur, que l'âme arrive, avec le temps, à la "transformation actuelle" ou aux flamboiements.
Il est évident que Dieu, lui, souhaite que l'âme arrive le plus rapidement possible à flamboyer.
Son action en l'âme, jusqu'à cette étape, ne provoque pas d'"actes parfaits" car "le tout s'en va à
disposer l'esprit"
25
(I,33).
"Les autres actes que l'âme exerce d'elle-même [avant d'arriver à flamboyer], se
peuvent plus à propos appeler dispositions de désirs et affections successives,
qui n'arrivent jamais à être des actes parfaits d'amour et de contemplation, si ce
n'est quelquefois" (Ibid).
24
C.J. 27.7.5: "Avec quel désir et quelle consolation je me suis répété dès le commencement de ma vie
religieuse ces autres paroles de N.P. St Jean de la Croix" et elle cite le passage.
25
En ce qui concerne le fait de disposer l'âme lire, III,25-26 où il est question des visites et des dons que
Dieu fait à l'âme pour cette fin. "Et en cela, dit-il, Dieu emploie plus de temps pour les unes et moins pour les
autres, parce qu'il se gouverne selon le mode de l'âme". Le temps est fonction du "mode de l'âme", de sa manière
d'agir, de sa manière d'harmoniser son action avec celle de Dieu. Par conséquent, le désir de Dieu en l'âme, qui
"est une disposition pour s'unir à" Lui, augmente.