8armes, même grâce à la naissance du nouvel art de l'escrime, s'abandonnèrent
souvent à des duels qui tuèrent plus de huit mille personnes en France entre
1600 et 1608.
De l'autre côté, il faut bien considérer la version "littéraire" de cette euphorie
guerrière: les «recueils d'anecdotes et de morceaux choisis d'histoire»
2
contribuèrent à créer un genre notamment repris, parmi les autres, même par
Callot.
Comme on vient de voir, l'œuvre du graveur lorrain se construit dans une
période très troublée. Elle incorpore en même temps les aspects sûr de la
guerre en cours et les derniers fastes des cours italiennes et du Duché de
Lorraine. Au fait, après l'apprentissage à Nancy, sa ville natale, Callot se rendit
à Rome (1608-1611), donc à Florence (1612-1621) et puis il rentra à Nancy
jusqu'à sa mort, survenue le 24 mars 1635, le graveur âgé de 42 ans. Les
expériences italiennes (mais notamment celle à Florence) permettent au jeune
Callot d'apprendre l'art des maîtres orfèvriers italiens et de l'appliquer à la
gravure. «Nous avons montré […] comment Callot, formé au burin par un
orfèvre de Nancy et à Rome par Thomassin, apprit à Rome et à Florence,
auprès de Tempesta et de Cantagallina, à graver à l'eau-forte. Dans cette
technique il introduisit, autour de 1617, plusieurs innovations capitales. […] Ces
innovations sont de trois sortes: un matériau, un outil, une méthode. Le «vernis
dur» des ébénistes de Florence remplace le «vernis mol» traditionnel des
aquafortistes; «l'échoppe couchée» vient compléter la pointe; la «taille simple»
ou taille unique, parallèle et non croisée, modèle des formes avec simplicité»
3
.
Mais l'expérience italienne sera pour Callot aussi l'étape capitale de sa
formation esthétique: «c'est le théâtre qui a suggéré à Callot ces dispositions en
profondeur par plans successifs, comme les coulisses d'un décor, et ce jeu de
proportions»
4
.
Malheureusement, ce qui résistait aux armes tombait sous la faux de la
peste. La diffusion de la peste commença par frapper l'Italie: «Une vague
2
Ivi,p.53.
3
Daniel TERNOIS, «Les deux langages de Jacques Callot», in Jaques Callot, 1592-1635:
Musée Historique lorrain, Nancy, 13 juin-14 septembre 1992 – Paris, Réunion des Musées
nationaux, 1992, p.33-48, p.35.
4
Ivi,p.36.
9épidémique virulente s'abattit de 1626 à 1631 sur les villes de l'Italie du Nord»
5
,
«une dernière grande vague épidémique dans les années 1650 toucha les villes
méridionales, atteignant Naples et Rome en 1656»
6
. Le résultat fut que «les
villes italiennes avaient perdu entre le quart et le tiers de leur population et leur
récupération demanderait plusieurs décennies»
7
.
Il faut ajouter, parmi d'autres causes de décadence des villes italiennes
de l'époque juste suivante celle de Callot, le fait que «le duché de Toscane
n'était plus le pôle d'activités et l'enjeu stratégique qu'il avait constitué dans les
conflits de la période de la Renaissance»
8
. Le graveur lorrain eut la possibilité
d'assister à des scènes qui n'auraient jamais pu être répétées à partir de la
période suivante sa permanence à Florence. Mais «le printemps florentin et les
fêtes s'étaient aussi terminés avec la jeunesse de l'artiste. Il était dans sa vingt-
neuvième année, mais il avait déjà largement dépassé " le milieu du chemin de
sa vie "»
9
.
En 1621 Jacques Callot rentre à Nancy après neuf années passées chez
Cosme II à Florence.
La situation qu'il trouve en Lorraine est, encore une fois, celle d'une réalité
éphémère, d'un «petit monde heureux»
10
. Grâce à la politique autonome des
ducs de Lorraine au XVII˘ siècle la région, même si elle représente une "terre
de moitié" entre royaume de France et Empire, réussit à maintenir une certaine
autonomie face aux deux puissances.
En tout cas le retour de Callot, séduit par le monde italien dès quand il était
garçon, laissa en lui un sentiment de mélancolie: on peut la voir dans la lettre
qu'il envoie de Nancy, le 5 août 1621, au secrétaire Domenico Pandolfini: «Il y a
chez vous tant de gracieuseté! Et plus je vois la manière de procéder ici et
lorsque je pense à celle de Florence, il me vient une si grande mélancolie que,
sans l'espérance que j'ai de retourner un jour là-bas comme je dis, je crois que
5
Yves-Marie BERCÉ,cit.,p.49.
6
Ibidem.
7
Ibidem.
8
Ibidem.
9
Georges SADOUL, Jacques Callot miroir de son temps, Paris, Gallimard, 1969, p. 141.
10
Yves-Marie BERCÉ,cit., p.50.
10
je mourrais. Mais cela demandera quelque temps jusqu'à ce que je sois libre de
moi»
11
.
Les années qui vont suivre la mort de Callot seront caractérisées par une
décadence progressive. Le duché de Charles IV et sa sympathie pour
l'empereur et les rebelles français opposés à Richelieu conduiront aussi bien à
l'occupation de la Lorraine par les armées des Français à partir de l'hiver 1631-
1632, qu'à l'épidémie de peste du 1659, épidémie la plus terrible des siècles
modernes.
On est sûr frappé par le choix des sujets du graveur lorrain: même s'il a
la chance de vivre dans une période limitée de paix et tranquillité, ses gravures
représentent très souvent des aspects sinistres de guerre, de malheur et de
souffrance.
Les causes de ce choix peuvent être recherchées dans le goût du public de
l'époque et dans une propension particulière de l'auteur, outre que dans le
"devoir de chronique" presque obligatoire pour un artiste reporteur comme lui.
«La variété, la virtuosité de l'œuvre réjouissent et égarent l'œil, à l'image du
réel, scintillant de la poussière du multiple»
12
. Tout cela laisse supposer chez le
lorrain «une qualité d'analyste social, une forme d'esprit attentive aux structures
de la vie collective, capable de reconnaître et de visualiser les répétitions […]
proposées par les institutions ou par la coutume et la pratique»
13
. C'est vrai
quand même que «nous ne pouvons plus faire de Callot, artisan de génie, ni un
prophète, ni un visionnaire de sa "race"»
14
. Callot est un «entomologiste
catholique des mœurs de son temps»
15
,unchroniqueur des faits qui, dans leur
propre contradiction, relèvent la lutte presque éternelle de l'homme entre le bien
et le mal. «La guerre […] et les ravages […] étaient pour lui autant de modes
11
Paulette CHONÉ, «La hardiesse, la mélancolie. Retouches à un portrait», in Jaques Callot,
1592-1635: Musée Historique lorrain, Nancy, 13 juin-14 septembre 1992 – Paris, Réunion des
Musées nationaux, 1992, p. 49-56, p. 52.
12
Ivi, p.56.
13
Yves-Marie BERCÉ,cit., p.56.
14
Marc FUMAROLI, «Préface», in Jaques Callot, 1592-1635: Musée Historique lorrain,
Nancy, 13 juin-14 septembre 1992 – Paris, Réunion des Musées nationaux, 1992, p.13-19, p.18.
15
Ibidem.
11
par lesquelles l'humanité révèle son peu de substance, et se consomme elle-
même, mue par l'irrésistible et inlassable ressort du péché originel»
16
.
Sous l'aspect déjà relevé de la vision "plastique" de Callot, «Les
Intermèdes de 1617 montrent bien l'importance du théâtre dans le
renouvellement que Callot a introduit dans les compositions et dans la
conception de l'espace, mais aussi dans la peinture de la société: pour lui, au
théâtre, le spectacle est sur la scène, mais aussi dans la salle»
17
.
Ce mélange de causes, aspects, caractéristiques, choix et sans doute
prédispositions personnelles, donne la forme à la figure d'un graveur génial et
d'un homme qui, même en tant que représentant d'une époque-parenthèse
heureuse entre des temps de guerre et de mort, réussit à rendre une image
multiple d'un point de vue presque «cinématographique»
18
d'une société et
d'une partie de l'Europe très complexe dans une période encore plus
compliquée: «[…] l'horreur est stérilisée par le style de Callot et devient le
symbole chorégraphique de l'horreur»
19
.
16
Ivi, p.19.
17
Daniel TERNOIS, cit., p. 36-37.
18
voir Jacques Callot miroir de son siècle, un film de Roger Vitry-Babel; texte de Georges
Sadoul, Cinq Continents, I.E.C.A., 1992.
19
Aldous HUXLEY, «Grey Eminence (L'Eminence grise)», voir Jaques Callot, 1592-1635:
Musée Historique lorrain, Nancy, 13 juin-14 septembre 1992 – Paris, Réunion des Musées
nationaux, 1992, p. 102.
13
1. Rome: la formation (1609-1611)
15
«Enfin ayant souvent entendu parler des belles choses que l'on voit en Italie, il lui prit
un désir si violent d'y aller, qu'encore qu'il n'eût qu'onze ou douze ans, il résolut de
sortir de la maison de son père…»
A. Félibien, Entretiens sur les vies et sur les ouvrages des plus excellents peintres,
Paris, t. II, 1685, pp. 48-49.
La première source écrite qui témoigne la formation de Jacques Callot
est attribuée à la découverte de M. Pierre Marot, datée 16 janvier 1607. Le
document est en effet un contrat ou l'on peut lire que «Jean Callot, héraut
d'armes de Son Altesse, engagea son fils Jacques comme apprenti chez
"honnête homme Demenge Croq, orfèvre, demeurant à Nancy […] pour durant
quatre ans consécutifs […] l'instruire bonnement et fidèlement dans l'art de
l'ofèvrerie, sans rien lui cacher, et de plus le guider et toutes œuvres
vertueuses, le nourrir et l'alimenter, moyennant la somme de 200 francs,
monnaie de Lorraine payables en quatre annuités"»
20
. Le premier résultat de
cet apprentissage, c'est-à-dire le Portrait de Charles III, date 1607, Callot âgé
de quinze ans, et constitue déjà un véritable «chef-d'oeuvre»
21
. La formation en
croissance donnée par l'habile orfèvre est déjà en train de donner les premiers
résultats: «Jean Callot, constatant les dispositions de son fils Jacques, eut de
bonnes raisons pour l'orienter vers la gravure»
22
.
La formation des meilleurs graveurs et peintres lorrains de l'époque
passe obligatoirement par l'Italie: «Jacques Callot en prit la route probablement
en 1609 et sans achever ses quatre ans d'apprentissage chez Demenge
Croq»
23
. C'est vrai quand même que les dates ne coïncident pas forcément: au
fait, Félibien certifie l'époque du séjour romain entre 1608 et 1611. Quoi qu'il en
soit, «être un jeune artiste et séjourner à Rome en 1610 constituent une chance
20
Georges SADOUL, Op. cit.,p.18.
21
Ibidem.
22
Ivi,p.19.
23
Ivi,p.23.
16
que bien peu de Français, de Flamands ou d'Hollandais ont connue»
24
.«Rome
était le lieu idéal pour favoriser son ouverture sur le monde, pour développer
très largement le génie qu'il avait de saisir et de transformer le visible»
25
.«A
dix-sept ou dix-huit ans le jeune Callot traversa donc, ou côtoya, quelques-uns
des nombreux États qui composaient alors l'Italie: le Milanais, le République de
Venise, les duchés de Parme, Mantoue, Modène, le grand-duché de Toscane
et bien entendu les États pontificaux qui s'étendaient jusqu'à la grasse
Bologne»
26
. Les influences multiples qui auront fait partie des sujets de sa
gravure commencent à se présenter devant ses yeux, et le jeune lorrain est prêt
à les emmagasiner toutes.
«Callot n'est pas à Rome pour apprendre la peinture mais la gravure»
27
:
en effet il est engagé comme apprenti par le buriniste Thomassin, un artiste
Champenois établi à Rome en 1585. Comme Konrad Oberhuber a justement
souligné, Thomassin fut «un buriniste de la plus haute perfection, de la plus
extrême précision»
28
. Sous l'influence de son nouveau maître, Callot
commence à apprendre les styles flamand et vénitien. Quand même la
"collaboration" entre les deux artistes sera de brève durée: en fait Thomassin
renvoie Callot «ayant eu quelque sujet de jalousie à cause de la familiarité,
peut-être trop grande, que Callot, jeune et bien fait, avait avec sa femme»
29
.
Quoi qu'il en soit, le Lorrain ne travailla pas exclusivement pour Thomassin: les
célèbres Tableaux de Rome, trente planches au burin, témoignent une œuvre
de gravure d'après les dessins de Giovanni de Maggi (1566-1620) et la
Conversion d'Henri IV «selon Meaume […] copiait une gravure de Villamena
24
Arnauld BREJON DE LAVERGNEE, Callot à Rome, Callot et Rome: une chance et un
paradoxe,inJaques Callot, 1592-1635: Musée Historique lorrain, Nancy, 13 juin-14 septembre
1992 – Paris, Réunion des Musées nationaux, 1992, p. 121.
25
Gianvittorio DILLON, Jacques Callot entre Rome et Florence: quelques remarques sur la
formation du graveur,inJacques Callot (1592-1635) – Actes du colloque organisé par le
Service culturel du musée du Louvre et la ville de Nancy à Paris et à Nancy les 25, 26 et 27 juin
1992, Paris, Musée du Louvre, Klicksieck, 1993, p. 68.
26
Georges SADOUL, Op. cit.,p.24.
27
Ivi,p.27.
28
Vienne 1966: Die Kunst der Graphik III. Renaissance in Italien 16. Jahrhundert, catalogue
d'exposition sous la direction de Konrad Oberhuber, Vienne, 1966, p. 210.
29
Georges SADOUL, Op. cit., p. 27-28.
17
(1566-1626)»
30
. L'importance de Villamena à l'époque dans le cadre culturel
romain était très haute: certaines pièces comme le David du 1603 ou le
Mendiant aveugle, exécutées sans surcharges, «annoncent la taille simple que
Callot allait quelques années plus tard appliquer à la gravure à l'eau-forte»
31
.
«Aussi peut-on dire qu'une fois maître de son burin et de sa pointe, [Callot] fut
l'imitateur et l'élève bien plus de Villamena que de Thomassin»
32
. «Il se peut
que Villamena ait également enseigné à Callot à traiter l'ornement d'une
manière plus plastique, plus alerte, avec un relief énergique; son influence est
certainement plus importante à cet égard que celle des exemples que peuvent
lui avoir suggérés les autres graveurs de l'entourage de Thomassin, Passeri,
Cherubino Alberti ou les Flamands»
33
. Callot s'exerça au burin par le moyen de
la "contrefaçon", c'est-à-dire la copie d'un certain nombre d'œuvres exécutées
par des auteurs connus. Parmi les autres, il est intéressant de jeter un coup
d'œil sur Les Mois, contrefaison d'un sujet original dessiné par le paysagiste
flamand Joost de Momper (1564-1635). «Tout est flamand dans ces douze
gravures»
34
: les sujets sont traités du point de vue et avec la technique typique
de l'école flamande. «Copier ces grandes planches fut un long travail, qui dut
beaucoup apprendre au jeune graveur»
35
.
La formation du jeune graveur lorrain reçoit une importante aide grâce à
son expérience à l'atelier d'Antonio Tempesta (1555-1630) «dont les
compatriotes Claude Déruet et Israël Henriet seront les élèves quand ils
arriveront en Italie quelques années plus tard, en 1615»
36
. L'influence du maître
italien n'est pas seulement d'ordre technique: «en faisant sa connaissance,
Callot puit estimer que cette personnalité exubérante était en accord avec son
propre caractère, et se laisser conquérir par cette vitalité»
37
. La multiplicité
30
Ivi,p.28.
31
Gianvittorio DILLON, Op. cit.,p.72.
32
Edmond BRUWAERT, La Vie et les Œuvres de Philippe Thomassin, graveur troyen, 1562-
1622, Paris, 1914, p.42.
33
Gianvittorio DILLON, Op. cit.,p.74.
34
Georges SADOUL, Op. cit.,p.30.
35
Ivi,p.33.
36
Ivi,p.33.
37
Gianvittorio DILLON, Op. cit.,p.74.
18
d'intérêt, caractéristique majeure de Tempesta, rendit l'italien aux yeux de
Callot «un modèle incomparable»
38
.
Même pour ce qui concerne les débuts du Callot aquafortiste on doit toujours
regarder à Antonio Tempesta: il «était l'artiste le plus expert dans cette
technique»
39
. Callot y reçut les premières leçons et il y grava ses premières
planches «reproduisant les inventions de Tempesta pour la pompe funèbre de
Marguerite d'Autriche (1611-1612)»
40
.
En effet le 3 octobre 1611, Marguerite d'Autriche, épouse de Philippe II roi
d'Espagne, mourait à Madrid. «L'événement se trouva à marquer une étape
dans la vie de Jacques Callot. A une époque où les artistes dépendent des
cours, le mariage ou la mort d'un souverain peut bouleverser leur carrière»
41
.
«Sans aucun doute, pour bref qu'il ait été, le séjour romain fut d'une
importance décisive non seulement pour la formation du graveur, mais pour
l'orientation et la stabilisation de ses intérêts artistiques»
42
. L'artiste lorrain qui
était parti de sa maison jeune et plein de curiosité pour l'Italie se préparait donc
à laisser Rome pour rejoindre Florence, une ville que marquera profondément
son caractère et son style.
38
Ivi,p.75.
39
Ibidem.
40
Ibidem.
41
Georges SADOUL, Op. cit.,p.34.
42
Gianvittorio DILLON, Op. cit.,p.68.