37
II CHAPITRE
II.I PROFIL DES JIHADISTES
De presque partout - Europe, Moyen-Orient, Afrique du Nord, Etats-Unis - des jeunes
choisissent d’aller lutter contre le régime syrien (on estime leur nombre à environ 10.000, dont
quelques centaines de chaque pays européen et un millier de Tunisiens)
32
. En Syrie, l’Occident
et l’Orient s’unissent dans le jihadisme. Selon des sources relativement fiables, en Europe de
l’Ouest, pratiquement aucun pays n’échappe au recrutement jihadiste (Khosrokhavar, 2016).
On pourrait ici s’attarder sur le pourquoi et le comment de la sous-représentation de certains
groupes et de la conséquente sur-représentation des autres. Mais, comme le montre une citation
prise lors d’un entretien avec Olivier Roy, ça serait une autre thématique dont l’ampleur n’est
pas négligeable :
«On a des groupes sur-représentés, comme les tunisiens, les marocains d’occident –
mais pas les marocains de Maroc – et des groupes sous représentés, comme le turcs
par exemple… il y a pas des turcs… pourquoi il y a pas des turcs? Les Egyptiens sont
sous représentés aussi…c’est là dessus qu’il faut travailler, et c’est un gros travail.
Pourquoi il y a plus de kosovars de Belge et des Tunisiens que des Egyptiens? La dé-
culturation! Les Egyptiens… vous pouvez penser ce que vous voulez de l’Egypte,
mais la langue égyptienne a un statut de culture aussi.. l’arabe classique et tout…
c’est pas du dialecte, c’est une langue classique. Au Maghreb on a trois voire quatre
langues: berbère, dialecte, français et arabe classique! Mais les jeunes d’origine
marocaines ils parlent français, donc ils sont dans le bataillon francophone, alors
qu’ils combattent pour la Oumma musulmane. (…) Daesh s’est pas trompé! Par
exemple, il a un bataillon francophone et russophone: les algériens vont dans le
bataillon francophone et les Tchétchènes vont dans le bataillon russophone! Alors
que les égyptiens vont dans celui arabophone! C’est la reconnaissance de la dé-
culturation! Daesh préfère les de-culturer, il s’en fout des causes!»
33
Les chiffres et les études qu’on a concernant les pays originaires des personnes qui composent
l’organisation terroriste ne sont qu’une estimation, vue l’impossibilité de dénombrer
précisément combien de personnes ont rejoint les rangs de Daesh. Comme le montre la photo
numéro 3.0 (en bas) la Tunisie, le Maroc (et la Jordanie aussi selon nombreux recherches) et
l’Arabie Saoudite figurent largement en tête de ce classement selon nombreux études. Presque
3.000 combattants tunisiens ont rejoint Daesh (Etat Islamique en Irak et au Levant, EIIL) ; la
32
Khosrokhavar, Farhad. Radicalisation. France, Edition de la maison des sciences de l’homme, 2015
33
Olivier Roy, lors d’un entretien daté 23/05/2018
38
Jordanie a vu près de 2.000 personnes rejoindre ce groupe terroriste au cours des dernières
années, tandis que l’Arabie Saoudite est considérée comme la deuxième source la plus
prolifique de combattants étrangers, avec un maximum de 2.500 personnes. À l’échelle
européenne ce sont la Bosnie - Herzégovine et le Kosovo qui comptent le plus de combattants
proportionnellement à leur population. Concernant l’Union Européenne, selon un étude conduit
par cnews.fr, 1.206 français seraient intégrés à Daesh en
2015. La Belgique aussi complète le podium. De plus,
contrairement à ce que Olivier Roy affirme, 2.100 Turcs
se sont rendus en Irak et en Syrie pour rejoindre l'Etat
islamique selon plusieurs datas, comme le montre le
time.com. Les stratégies de recrutement de Daesh et les
raisons qui poussent des jeunes tunisiens plus que des
egyptiens à partir restent difficiles à comprendre.
L’attractivité de cette nébuleuse aurait différentes explications: certains avancent des raisons
économiques, d’autres parlent d’idéologie ou encore de recherche de gloire ou
d’accomplissement personnel. Ces explications, bien qu’elles soient réelles et fondées, ont des
contre-exemples aussi. En effet, ces jeunes recrutés par Daesh parlent d’autres raisons que
celles précisées par les psychologues, les économistes et les politologues : la haine du pays, le
sentiment de non appartenance, et l’ardente volonté de se créer une identité nouvelle, qui sont
derrière ce nombre élevé de jeunes tunisiens recrutés par Daesh (Cherif, 2015).
La question que nous allons nous poser dans ce chapitre est : qui sont ces jeunes?
Tout d’abord, il faut comprendre de quels jihadistes on parle:
«Pour moi il y a deux génération: la première génération ce sont des jeunes qui sont
partis pour l’Afghanistan dans les années 80, et dont une partie d’entre eux a fondé
Al-Qaida; ça dure jusqu’à 1995/2000. Et puis, après il y a ce qu’on appelle les
homegrown jihadistes, ça c’est le jeunes européens, fin, éduqués en Europe, qui se
radicalise avant d’aller sur le terrain. Ça commence par Khaled Kelkal
34
, à Lyon, en
1995, voilà, après… ça pour moi c’est une nouvelle génération, et pour moi on est
toujours dans cette génération là»
35
Ici nous allons analyser les islamistes radicaux qui ont pour trait commun d’être des «terroristes
maison», c’est-à-dire qui ont été élevés et éduqués en Europe et que les Anglo-saxons appellent
34
Khaled Kelkal est un terroriste islamiste algérien membre du Groupe islamique armé (GIA) et le principal
responsable de la vague d'attentats commise en France à l'été 1995.
35
Citation prise par Olivier Roy lors d’un entretien datée 23/05/2018.
Fig. N°3.0: Nationalités des foreign
fighters;
Source: CNN reporting
39
«homegrown terrorists ». Des jeunes scolarisés et éduqués dans les pays européens qui
choisissent la deviance extresmistes de la radicalisation menant à la violence.
Nous avons la liste et la biographie des terroristes en Occident, car tous les auteurs des attentats
commis ou projetés en Europe ont été identifiés par la police
et leur trajectoire a été plus ou moins abondamment décrite
par les journalistes. On a des dizaines d’écrits journalistiques
(ex: D. Thomson) et réflexions socio-psychologiques sur les
protagonistes.
L'obsession de vouloir définir le profil typique d'une
personne qui pourrait tomber dans la propagande jihadiste
n’en est qu’à son commencement.
Khosrokhavar, par exemple, sociologue et directeur de l'Observatoire de la radicalisation à la
Maison des sciences de l’homme en France, dans son livre intitulé Prisons de France (voir
photo 3.2, ci-contre), cherche à définir et résumer la trajectoire des djihadistes des classes
populaires comme suit:
1. La vie dans des banlieues qui sont souvent devenues des ghettos et où les activités
délinquantes semblent être les seules permettant d'accéder au
niveau de vie des classes moyennes.
2. Une famille désorganisée, marquée par la démission du père (ou
son absence effective).
3. La prison incluse dans le risque d’exister par des jeunes qui
s’insurgent certes contre la vie carcérale mais s'intègrent dans leur
projet de vie, comme étant un moment incontournable.
4. La découverte d’une version radicale de l’islam marquant la
sacralisation de leur haine de la société. Cet islam qui se nourrit d’internet et représente une
étape de recouvrement de dignité correspond à la constitution du héros négatif.
5. Le voyage initiatique dans un pays où sévit la guerre civile et où se sont établis des groupes
djihadistes capables d’accueillir les jeunes et les endoctriner tout en assurant leur entraînement
militaire. La plupart des djihadistes ont effectué un séjour en Afghanistan, Pakistan, Yémen ou
Syrie
36
.
36
Khosrokhavar, Farhad. Prisons de France. Violence, radicalisation, déshumanisation: surveillants et détenus
parlent. Paris, Robert Laffont editions, 2016
Fig. N° 3.1: Image d’un jeune jihadiste
Fig. N° 3.2: Image de Farhad Khosrokhavar
et son livre Prisons de France; source:
Youtube.com
40
Une liste, donc, des aspects et / ou des moments communs qui définissent et caractérisent, selon
l'auteur, tous les jihadistes. Or : tous les musulmans qui vivent en banlieue ne partent pas en
Syrie, et tous ceux qui ont quitté leur territoire ou qui ont commis des attaques sur le sol
occidental n'ont pas vécu dans des banlieues. C’est le cas des convertis, de classe moyenne, qui
ne vivent pas toujours dans des ghettos et qui se déplacent volontairement d'un contexte social
aisé. Quentin, fils de Véronique Roy, mère qui a écrit un livre sur le départ de son ainé vers la
Syrie, en est un exemple. Fabien Truong, docteur en sociologie de l’EHESS
37
, affirme son
insatisfaction par rapport à ce que disait une partie des sciences sociales sur la jeunesse de
banlieue fasciné par l’EI (Etat Islamique), qui ne correspondait pas à ce qu’il vivait. Selon lui,
ce sont les discours stéréotypés qui produisent de la ségrégation et discriminent, pas les
banlieues. Le piège que nous tend Daesh, c’est proposer un imaginaire politique flottant, ou,
autrement dit, un imaginaire politique qui est détaché du réel mais qui fonctionne, puisque
notre société peine aujourd’hui à fournir une narration qui donne du sens politique à l’existence.
«Si intellectuellement, on considère « la banlieue » comme une forme de périphérie,
il faut se rappeler que sans le centre elle n’existerait pas et vice-versa. C’est pour ça
qu’il ne faut pas la traiter comme “un problème” ou un objet à part : pour cela, quand
on parle du « communautarisme » des garçons se revendiquant musulmans, c’est
souvent du fantasme, soit parce qu’on ne voit pas ce qui se passe à hauteur
individuelle soit parce qu’on ne creuse pas sous les mises en scène de soi qui sont
prises pour argent comptant»
38
.
À quoi ce qu’on appelle « radicalisation » répond ? Pourquoi des discours plus durs prennent
chez certains individus et font sens? Et pour y répondre, il faut s’attacher à du concret : si un
islam « dur » prend, c’est qu’il produit des ressources, qu’il offre des perspectives dans un
contexte social particulier, mais d’une entière société, sans distinctions. Depuis 2005, on parle
des banlieues et tout le monde en parle en mal. Ceux qui habitent en banlieue apprennent donc
en tant qu’adolescent et jeune à se construire à l’envers et contre le regard des gens qui n’y
habitent pas. Ainsi, la conscience du eux et du nous est très forte, ce que favorise la de-
contextualisation poussé par Daesh.
Quand on regarde les chiffres françaises, on a presque 3.000 jeunes qui sont partis rejoindre
l’organisation terroriste ( sur presque 8% de la population franco-musulmane) et parmi ceci
une grande partie ne vient pas des banlieues (Roy, 2016).
37
EHESS : Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales à Paris
38
Truong, Fabien. Loyautés radicales. L’islam et les «mauvais garçon» de la Nation. Editions La Découverte,
Paris, 2017, 236 pages.
41
Deuxièmement, tous ceux qui partent n'ont pas une famille fragile ou désorganisée derrière
eux: Omaima, par exemple, affirme n’avoir eu aucun rapport conflictuel avec ses parents. Ou,
encore, Veronique Roy, mère de Quentin, ou Saïda, mère d’une jeune fille qui est partie
rejoindre Daech, affirment que leurs enfants n’avaient aucun désorganisation ou faiblesse au
niveau familiale. Dans les trois cas ici cité, la figure du père était toujours présente,
contrairement à ce que Khosrokhavar affirme. De plus, la plupart des djihadistes continuent à
maintenir une relation basée sur l'échange de messages et / ou d'appels même après le départ.
Toutes les mères qui ont raconté leurs histoires, ont parlé avec leurs enfants jusqu'à la fin.
De plus, une version de l'islam radical n'est pas découverte, car l'islam n’a aucun place ici : ce
sont très souvent des convertis dernière minute(Roy, 2016). La plupart des départs ont lieu
quelques jours après la conception d'une nouvelle idéologie, qui ne doit pas être confondue
avec la religion (voir introduction).
En opposition à Khosrokhavar, dans ce chapitre nous souhaitons souligner l'impossibilité de
dessiner un hypothétique profil x qui peut intégrer le tout. Le terrain et les entretiens réalisés
montrent la vastité des différents profils qui peuvent être touchés. C’est là que réside la force
du discours djihadiste: son adaptabilité qui lui permet de répondre à tous les questionnements
dans n’importe quel esprit en souffrance ou quel profil.
Encore, Dounia Bouzar cherche à donner une série d’éléments communs parmi les jeunes
attirés par la propagande jihadiste, qu’elle résume en quatre ruptures:
1. Rupture avec les anciens amis
2. Rupture avec l’école
3. Rupture avec les activités extrascolaires de loisirs
4. Rupture avec les parents
Elle trouve aussi sept motifs d’engagement qui sont apparus dans son centre: la recherche d’un
monde meilleur, l’humanitaire, le sacrifice pour sauver sa famille de l’enfer, le combat contre
les soldats de Bachar Al-Assad, la régénération du monde, la recherche de la pureté en se
protégeant de ses pulsions et le mariage global. Raisons inconscientes et conscientes qui
motivent les jeunes
39
.
Encore une fois, il s’agit d’éléments qui peuvent être trouvés dans certains cas, mais pas
nécessairement dans tous : Omaima, une des filles interviewés au Canada, qui a tenté de partir
39
Bouzar, Dounia. Hefez, Serge. Je revais d’un autre monde. L’adolescence sous l’emprise de Daesh. Paris, Stock
Editions, 2017
42
pour la Syrie a entretenu de bonnes relations avec ses parents jusqu'à la dernière minute. Sa
famille a été la première qu’elle a appelé une fois arrêtée. De plus, la rupture scolaire a eu lieu
avant, pour d'autres raisons et elle a toujours continué à aller au travail, sans rompre avec ses
loisirs.
En réponse à ces deux approches qui mettent le curseur le premier sur un approche
sociologique, le deuxième psychologique, le politologue Olivier Roy dit :
«Moi, je suis pas d’accord avec ces deux approches. Psychologie, bon on peut être
paranoïaque mais pas jihadiste et le fait de vivre en banlieue, bon, si c’est jihadogène
comme le dit Khosrokhavar alors pourquoi on n’a pas des dizaines de milliers de
jihadistes? Si c’est la banlieue, les quartiers difficiles, qui vous poussent vers le jihad,
on devrait avoir 500.000 jihadistes en France. Hors, on en a 3.000/4.000. Et encore,
parmi ces 3.000/4.000 une grande partie ne vient pas des banlieues. Donc, je suis un
peu critique par rapport aux prémisses : il faut faire le contraire, il faut partir des
profils des gars et chercher qu’est ce qui fait qu'un profil est différent des autres, (…)
je cherche à isoler des paramètres qui sont propres des radicaux, et, parmi ces
paramètres, il y a la fascination pour la mort. C’est important ça. Il y a la question
familiale aussi, la question des frères en particulier, la question des générations, faire
des enfants pas faire des enfants, la fascination pour la violence, qui n’est pas
forcément la même chose que le nihilisme. Donc il y a une manière dans ces jeunes
d’inscrire une révolte dans la construction narrative jihadiste… voilà, c’est ça mon
approche»
40
.
Ici, il est selon nous impossible de nier certains aspects, aussi bien que d’en confirmer d'autres.
Avec cela, nous n'avons pas l'intention de nier les ruptures ou les événements communs qui
peuvent survenir, mais il s’agit de caractéristiques que nous ne considérons pas comme
universelles pour tous les profils : la diversité des personnes interrogées ou des témoignages
publiés à travers les livres et les documentaires le démontrent.
Nous avons longtemps insisté sur le «profil type» des jihadistes : la variété des profils
psychologiques et sociologiques des jeunes, les experts qui tentent d’analyser le pourquoi et le
comment de ce choix, tandis que les parents s'interrogent, préoccupés de savoir si leur
adolescent/e pourrait à son tour se laisser embrigader dans la folie radicale, ont montré que le
40
Citation lors d’un entretien avec Olivier Roy, daté 23/05/2018
43
radicalisé type n’existe pas.
Encore, la diversité des 1.134 familles suivies par le CPDSI
41
, la diversité des jeunes
interviewés, la diversité des profils de ceux qui ont écrit leur témoignages, ont prouvé qu’il
n’existait pas de jihadiste type. Nous insistons sur ce premier point car définir un profil conduit,
malheureusement, à exclure et limiter tout ce qui ne rentre pas dans la définition préétablie,
obligeant ainsi l’amputation d’une partie, à notre avis fondamentale, de l'image.
Trois contextes sociaux différents, très éloignés les uns des autres, et presque huit profils
analysés en deux ans, ont démontré l'ampleur et l'impossibilité de dresser une liste d'étapes ou
de caractéristiques rationnelles : à Strasbourg, lors d’un stage chez l'association SOS Aide aux
habitants qui s'occupe des jeunes signalés comme «à risque d’embrigadement», ou encore en
Italie, grâce aux observations et aux entretiens réalisés auprès de deux familles directement
touchées par le phénomène, mais aussi trois mois de stage à Montréal, où nombreux débats et
conférences sur la radicalisation des jeunes et la prévention du phénomène ont eu lieu.
Malheureusement, là où on n’arrive pas – encore (?) – à comprendre rationnellement, amputer
pour mieux définir ne sert à rien. A cause de ces définitions, Khadija, mère d’un terroriste, dit
désespérée :
41
Centre de Prévention contre les dérives sectaires liées à l’islam; Plus d’information: http://www.cpdsi.fr
Fragilit
és
Vulnérabil
ités
Frustrati
ons
Exclusi
on
sociale
Identit
é et
école
Famill
e
Variété des
profils
Tab. N°2.1: Tableau des constructions des fragilités chez les adolescents. Schéma élaboré dans
le cadre de ce mémoire.