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Chapitre 1
Thorstein Veblen:
The Theory of the Leisure Class
1.1 LA THEORIE DE LA CLASSE DE LOISIR
La pensée sociologique et aussi celle économique a vécu dans la période entre le
1800 et le 1900 un moment très fécond : nombreuses œuvres qui signent les deux
disciplines encore aujourd‟hui ont vu leur naissance, car précisément à cheval sur ces
deux siècles on peut situer les grands maîtres de la pensée, qui ont offert les clés de
lecture pour les changements profonds en cours dans la société du temps.
C‟est par contre l‟œuvre d‟un académique réfuté, d‟un intellectuel à la marge avec
une personnalité très controversée et bohémienne comme Thorstein Bunde Veblen qui a
reçu une appréciation telle que celle de C. Wright Mills, dans son introduction du 1957
à The Theory of the Leisure Class : une œuvre définie capable d‟ouvrir les esprits et
dévoiler les hypocrisies de la société américaine moderne, société fondée sur un
« réalisme des fous » et destinée à une « honorable destruction ». Et pas moins
enthousiastes sont les mots réservés à l‟auteur même, reconnu comme « le meilleur
critique de l‟Amérique que l‟Amérique même ait produit ».
Si Veblen est inséré aujourd‟hui de plein droit dans les rangs des grands savants
sociaux et sa production a rejoint un succès surement inattendu à l‟époque de sa
parution, il est bien nécessaire de s‟arrêter un instant sur sa biographie pour comprendre
la portée révolutionnaire de sa pensée et aussi les mots de Wright Mills.
Thorstein Bunde Veblen naquit aux États Unis dans le 1857 dans une famille
d‟immigrés norvégiens. Sa formation et la partie plus critique de sa production se
passèrent précisément dans la ladite « époque de la protestation », la période de
l‟histoire américaine qui vit les entrepreneurs « pilleurs », les « nouveaux riches »,
arriver à construire le système capitalistique dans quelques poignées d‟années et en
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conséquence, à bouleverser la société américaine encore pour la plupart fondée sur
l‟agriculture. À la même époque, éclatèrent les premières révoltes dans les usines et
Veblen, fils d‟agriculteurs, se trouva à être un spectateur marginal, mais néanmoins
rebelle de tous ces changements, dont il tirera ses amères conclusions.
Étudiant à la Faculté de Philosophie de Yale, il apprit les théories de Darwin et
Spencer, qui influenceront fortement sa pensée. Après avoir obtenu sa maîtrise, la
carrière académique ne sembla pas facile à poursuivre pour un esprit comme le sien,
déjà célèbre dans l‟ambiance universitaire pour son agnosticisme et ses manières très
peu conventionnelles. Passionné par la théorie économique, il arriva à obtenir une
chaire en économie à l‟Université de Chicago et commença à écrire plusieurs articles
contre l‟entreprise capitalistique.
Dans le 1899 (précisément dans le tournant à cheval de deux siècles qu‟on a
mentionné au début) parut The Theory of the Leisure Class, considérée comme son
ouvrage principal et qui est à la base du présent travail de recherche. Dans cette œuvre –
dont on analysera en détail les arguments dans les paragraphes suivants – Veblen élie
pour cible le modus vivendi de cette « classe de loisir » formée par le capitalisme, qui
dédie son temps et ses énergies à la consommation improductive de biens et donc en
exploitant le travail d‟autrui (argument que, comme on verra, rapprochera la pensée
veblenienne à celle de Marx).
Sa seconde œuvre, aussi très célèbre, The Theory of Business Enterprise, parut en
1904 : dans cet ouvrage, avec vingt-cinq ans d‟avance, Veblen mit en garde la société
américaine sur les conséquences dangereuses inhérentes à la gestion affairiste de
l‟économie. Une gestion qui visait exclusivement à la chasse au profit, par de chefs
d‟entreprise intéressés seulement à s‟enrichir, ne pouvait qu‟amener à la création d‟une
richesse fictive, fondée sur des spéculations financières et de plus en plus éloignée de la
réalité productive. La « propriété absentéiste », qui préférait les salles de Wall Street à
l‟usine, rendait le système capitaliste vulnérable à de crises périodiques, dues au
sabotage perpétré par les entrepreneurs mêmes. En d‟autres termes, ce qui arriva en
1929 avait été déjà prédit par Veblen.
Pendant la Première Guerre Mondiale, l‟auteur américain gagna un succès
international grâce à deux ouvrages, l‟un sur l‟Allemagne et la révolution industrielle et
l‟autre sur la paix et les moyens pour sa perpétuation.
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Après une brève expérience de travail dans un institut administratif, dont l‟ambiance
ne pouvait pas être tolérée par un esprit si inquiet, Veblen s‟installa à New York où il
dirigea la revue progressiste The Dial : plusieurs articles parus dans cette époque
allèrent ensuite composer un autre ouvrage très important, The Engineers and the price-
system, en 1921. Ce sont les années dans lesquelles l‟auteur atteignit le succès majeur,
mais il s‟agit d‟une phase transitoire, car les difficultés financières de The Dial le
poussèrent à accepter une chaire à la New School for Social Research, citadelle de la
culture progressiste de l‟époque.
Une profonde crise intellectuelle frappa Veblen, qui ne fut pas capable de
transformer la « solution technocratique » préconisée dans son œuvre sur les ingénieurs
en quelque chose de plus qu‟une simple théorie et dont les intuitions commencèrent à
perdre de plus en plus le soutien qu‟elles avaient gagné dans les années précédentes.
Il passa ses derniers jours dans la solitude, dans un silence que lui-même, comme on
peut lire dans sa correspondance, considérait comme la digne conclusion pour une vie
de marginalité et de rébellion. Il mourut en 1929, quelques semaines avant la Grande
Crise que lui-même avait prévu.
Il est évident à lire sa biographie, que le type d‟intellectuel que Veblen fut : un
économiste par passion, sans aucune passion pour les règles et les paradigmes, qui
donna le jour à une pensée économique critique, cynique et ironique, comme le furent
ses observations sur la société en général. La lecture de ses œuvres montre son intérêt
pour la nature humaine, un regard sur la réalité plus anthropologique, qui marqua sa
critique féroce des approches classiques et marginaliste en théorie économique.
Les œuvres de Veblen, en effet, ne traitent jamais des lois et des courbes de la
demande et de l‟offre ou de l‟économie d‟échelle, car il considérait impossible la
fondation de la théorie économique sur les seules variables et sur les lois formulées par
ses prédécesseurs. Dans l‟esprit de Veblen il était donc clair que de la séparation des
sciences sociales en tant de branches indépendantes en cours à son époque dans les
universités et les instituts de recherche était absurde : pour une connaissance réelle et
optimale du comportement humain et des sociétés, anthropologie, sociologie et
économie doivent procéder ensemble et dans la même direction ; une tentative de
conciliation dont ses œuvres offrent un témoignage et en particulier La théorie de la
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classe de loisir, qu‟on prendra ici en examen.
Le courant économique institutionnaliste, fondé par Veblen – mais réellement
développé par John Commons – se déploie tout à fait autour de cette conception
unifiante et totalisante des sciences sociales : la pensée institutionnaliste découle de
l‟idée que les institutions, c‟est-à-dire les habitus mentaux qui guident, orientent en
encadrent les comportements humains, déterminent aussi la démarche de la société en
général, dans tous ses aspects ; en outre, l‟évolution d‟une époque historique à l‟autre
n‟est jamais une progression tout court, qui efface l‟étape précédente en la dépassant.
On touche ici l‟argument évolutionniste de la théorie institutionnaliste, dont Veblen tira
les éléments constitutifs de son étude de Darwin et Spencer à l‟université : comme « la
nature ne fait pas de sauts », il est ainsi pour l‟histoire des hommes et des institutions,
où les stades successifs de l‟évolution conservent toujours des traits des précédents et
précisément ces traits qui ont su survivre et s‟adapter aux nouvelles exigences de la
société.
On entre ici dans le cœur de la théorie contenue dans la Classe de loisir : Veblen
part de la ladite « phase barbare » pour en retracer les survivances à l‟époque actuelle ;
dans ce stade primitif, on peut déjà apercevoir la distinction entre une classe productive
d‟un côté et une classe oisive de l‟autre, qui jouissait des efforts de la première, étant
exonérée de la production pour raisons honorifiques ; une distinction sexuelle en
premier temps, entre les occupations réservées aux femmes et celles pour les hommes,
qui a ensuite évolué en se consolidant. Cette distinction survit encore à l‟époque de
Veblen (et on pourrait observer, aussi plus qu‟un siècle après) même si les moyens de
gagner le statut de l‟appartenance à la classe improductive ont changé.
On peut remarquer un important élément d‟affinité avec la pensée de Marx : la
société est représentée comme essentiellement dualiste, divisée en deux classes, l‟une
exploitée et l‟autre exploitante. Mais il y a aussi une très grande différence entre les
deux visions : si pour Marx le destin du capitalisme est sa complète destruction par la
classe exploitée, Veblen n‟arrive jamais à prophétiser la fin du système capitaliste, en
démontrant une forte cohérence avec sa conception darwinienne de l‟évolution de
l‟histoire. Le but de l‟auteur américain, par contre, était la démonstration de la
survivance des éléments archaïques à l‟époque moderne. Si pour Marx le vrai ressort de
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l‟histoire était la lutte de classe, pour Veblen le mécanisme à l‟œuvre dans le
développement des institutions et dans l‟évolution était à rechercher plus profondément
dans la nature humaine.
Dans le premier chapitre de The Theory of the Leisure Class, on trouve la
description déjà mentionnée de la division de la société primitive en deux classes, celle
productive et celle improductive, qui Veblen définit comme « la classe de loisir » et qui
devient une institution sociale ; mais c‟est dans le chapitre suivant qu‟on comprend
clairement quel est le moteur évolutif que l‟auteur voit à l‟œuvre : l‟institution d‟une
classe privilégiée nécessite une autre institution, c‟est-à-dire la propriété privée des
biens et des richesses ; la richesse et son accumulation confèrent honneur et prestige
social aux possesseurs, si bien que Veblen arrive à affirmer que « the possession of
goods […] becomes a conventional basis of reputability » (Veblen, 1899, p.29) et en
outre, « the possession of wealth […] becomes […] itself a meritorious act. Wealth is
now itself intrinsically honourable » (ibid.). Le mécanisme qui entre à ce moment là en
action est celui de l‟ « émulation pécuniaire », un concept clé de toute l‟œuvre ici en
examen. L‟ « émulation pécuniaire » pousse les hommes à désirer la richesse de la
classe supérieure, dont découlent l‟honneur et l‟estime des autres ; et en même temps,
les possesseurs des richesses visent à se distinguer des autres, pour démontrer leur
supériorité. L‟histoire des hommes est donc marquée par ces deux tendances constantes
et intrinsèques à la nature humaine : l‟ « émulation pécuniaire » et la « comparaison
provocante » ; le désir de posséder plus que les autres pour en gagner le respect et aussi
pour corroborer l‟estime de soi-même, car comme le dit Veblen « the usual basis of
self-respect is the respect accorded by one’s neighbours » (ibid., p. 30).
On remarque déjà dans les premiers chapitres le caractère dominant de l‟analyse
veblenienne, qui reflète sa conception des sciences sociales : dans toute l‟œuvre, les
observations anthropologiques (fondées sur l‟analyse des sociétés archaïques) et les
intuitions psychologiques et sociologiques (dérivant de l‟expérience de tous les jours, de
la vie quotidienne et aussi de l‟attention particulière prêtée aux faits sociaux), ces deux
éléments se mêlent aux concepts économiques, dont Veblen ne formule jamais des
véritables lois, mais dont il marque et souligne les répétitions et les tendances.
C‟est ainsi pour celle qu‟on peut définir comme la « loi de l‟utilité marginale de la
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richesse », dont dérive le caractère cumulatif de l‟ « émulation pécuniaire » : le désir de
posséder plus que les autres avec lesquels on se compare (autrement dit, en termes
sociologiques, le groupe de référence, les autres significatifs) est susceptible
d‟augmenter à l‟infini et dès qu‟on atteint un certain standard de richesse, les
acquisitions successives donneront de moins en moins de satisfaction, en repoussant
l‟horizon à atteindre encore plus loin et en engendrant un cercle vicieux qui est le
moteur de l‟évolution institutionnelle.
Les catégories qui ont fait la fortune de The Theory of the Leisure Class et qui sont
au centre du présent travail de recherche, se trouvent dans les chapitres centraux de
l‟œuvre : après avoir décrit les traits principaux de la société primitive qui ont survécu à
l‟époque moderne et aussi les éléments fondamentaux de la nature humaine, en
introduisant les concepts d‟ « émulation pécuniaire » et de « comparaison provocante »,
Veblen entre dans le vif de son sujet en touchant la question de la « consommation
ostentatoire ».
Si l‟aisance peut être définie comme une consommation improductive du temps,
compte tenu du caractère fortement indigne du travail productif, l‟occupation principale
de la « classe de loisir » sera alors une démonstration continue de la possibilité de vivre
sans travailler et d‟étaler la jouissance de ses richesses. La première ostentation est,
donc, celle de la richesse et des « tangible, lasting results of the leisure so spent » (ibid.,
p.44). Mais il est nécessaire, à ce moment là, de pouvoir communiquer à tout le monde
le niveau d‟aisance atteint et pas seulement aux plus proches, pour entrer de plein droit
dans la « classe de loisir » : c‟est ici qui intervient le thème de la « consommation
ostentatoire », c‟est-à-dire la consommation des biens qui sont les signes universels de
l‟aisance, spécialement consommés pour manifester sa propre richesse et son propre
statut social [« consumption as en evidence of wealth » (ibid., p.69)].
Veblen donne aussi une définition très précise de la consommation des biens de
luxe, des biens-signes de richesse, des biens « ostentatoires » : « unproductive
consumption of goods […] becomes substantially honourable to itself, especially the
consumption of the more desirable things » (ibid.) car seulement « the industrious
class should consume only what may be necessary to their subsistence. In the nature of
things, luxuries and the comforts of life belong to the leisure class » (ibid., p.70) ; dont
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il dérive que « the consumption of luxuries, in the true sense, is a consumption directed
to the comfort of the consumer himself, and is, therefore, a mark of the master » (ibid.,
p.72), le signe que le consommateur a rejoint un standard de vie qui lui permet de
consommer aussi (et surtout) les choses non nécessaires à la subsistance.
Le concept de « consommation ostentatoire » est traité par Veblen de façon
approfondie et dans son analyse il en étend la portée, jusqu‟à toucher des thématiques
qui sont aussi au centre de la théorie sociologique : on trouve, précisément, l‟argument
qui sera repris par Erving Goffman de la distinction entre les scène de « rampe » et
celles de l‟ « arrière-scène », quand il souligne l‟importance de l‟ostentation des biens
en public et le rôle des fêtes et des cérémonies de la classe de loisirs pour consommer
entre paires et jouir en groupes des aisances de l‟hôte ou encore le rôle des domestiques
et des femmes comme témoignage continu du statut du maître de la maison, une
garantie aussi pour les parties de sa vie qui ne peuvent pas être vues par le public. Les
domestiques et les femmes se configurent ainsi comme une « classe de loisir dérivée »,
qui jouit d‟une « aisance secondaire » et témoigne de la capacité du maître non
seulement de pouvoir vivre sans travailler, mais aussi de pouvoir entretenir un certain
nombre d‟autres personnes, également éloignées d‟une activité productive quelconque.
Mais la vraie force du phénomène de la « consommation ostentatoire » réside dans
sa capacité à pénétrer dans toute la société, à travers le mécanisme qu‟on a déjà vu à
l‟œuvre de l‟ « émulation » : en étant la « classe de loisir » au sommet de l‟échelle
sociale, c‟est à elle que toutes les autres classe aspirent ; c‟est donc la classe
improductive qui impose les canons de la respectabilité qui seront valables pour tout le
monde, avec un mécanisme que les sociologues de la mode successifs ont défini comme
« trickling effect »
1
. Les goûts, les principes et les idées des classes aisées « gouttent »
vers le bas à travers les différentes couches de la pyramide sociale, jusqu‟à influencer
toute la société et ses schémas culturels et s‟imposent comme le style de vie dominante,
envié par tous les autres. Et plus les bornes entre les classes s‟affaiblissent, plus les
canons « de loisirs » étendent leur influence.
La logique dualiste veblenienne impose, en tout cas, l‟introduction d‟un principe
opposé à celui de la « consommation ostentatoire », qui est justement cet « instinct à
1
On doit cette formulation à Fallers, qui dans le 1954 définit ainsi le mécanisme qui provoque la
diffusion des modes et des innovations sur la base d‟un modèle vertical et hiérarchique, selon lequel les
biens descendent des classes les plus aisés aux masses, sous l‟influence de l‟émulation [cité par Pavone,
Pomodoro, 2005, p. 138].
15
l‟efficacité », l‟« instinct du travail bien fait » [« instinct of workmanship » (ibid., p.93)]
qui pousse les hommes à juger favorablement « upon productive efficiency and on
whatever is of human use » (ibid.). Par contre, la force envahissante des logiques de la
« classe de loisir » est si importante qu‟elle engendre l‟institution du « conspicuous
waste » comme canon suprême de jugement pour n‟importe quel acte ou objet.
Le « gaspillage ostentatoire » devient ainsi une véritable norme qui guide tous les
comportements de consommation, et en conséquence aussi de production des biens :
chaque objet doit incarner un certain degré de gaspillage inhérent, pour ainsi dire, pour
rencontrer l‟appréciation sociale et son utilité directe, sa « valeur d‟usage » (pour
utiliser un lexique marxien) doit être bien cachée par les caractéristiques d‟originalité,
exclusivité et inutilité qui en justifient le prix élevé et peuvent l‟insérer dans le panier de
la « classe de loisir ».
On rencontre ici deux éléments importants pour comprendre la portée de l‟analyse
veblenienne, celui d‟utilité et celui de prix. La conception économique de Veblen vise,
en effet, à s‟opposer et mettre en discussion toute la théorie économique classique et les
mêmes lois, les mêmes préceptes de la dernière sont reformulés et soumis à la preuve de
l‟évidence dans la réalité. En premier lieu, l‟utilité est conçue de façon absolument
relative, c‟est-à-dire que l‟élément de gaspillage n‟est pas aperçu négativement par le
consommateur, qui attache à la possibilité d‟ostentation une utilité aussi importante qu‟à
la « valeur d‟usage » du produit [« the marks of superfluous costliness in the goods are
therefore marks of worth » (ibid., p.155)], compte tenu qu‟il est à tout instant orienté et
influencé par les règles de la respectabilité imposée par la « classe de loisir » (devenue à
ce point là l‟institution culturelle dominante dans la société). En second lieu et en
conséquence, la valeur qui détermine et justifie le prix des biens n‟est plus leur capacité
de satisfaire des besoins matériels, mais est au contraire à rechercher dans leur
composante « immatérielle », ce qui est valable aussi pour les objets les plus communs
de la vie quotidienne, qui doivent répondre aux préceptes du « conspicuous waste » et
avoir donc un prix élevé pour témoigner de l‟aisance de l‟utilisateur :
In all such useful articles a close scrutiny will discover certain features which
add to the cost and enhance the commercial value of the goods in question,
but do not proportionately increase the serviceability of these articles for the
16
material purposes which alone they ostensibly are designed to serve (ibid.,
pp. 115-116).
Les canons de la respectabilité, et donc du « gaspillage ostentatoire », ont aussi la
capacité de façonner les paramètres esthétiques des acteurs sociaux, en devenant ainsi
les paradigmes du goût à travers lesquels juger de la beauté et de l‟utilité des tous les
biens ; caractéristique qui témoigne encore une fois de l‟interdépendance des faits
économiques et des faits sociaux et psychologiques, conception à la base de
l‟institutionnalisme veblenien :
Under the selective surveillance of the law of conspicuous waste there grows
up a code of accredited canons of consumption, the effect of which is to hold
the consumer up to a standard of expensiveness and wastefulness in his
consumption of goods and in his employment of time and effort. This growth
of prescriptive usage has an immediate effect upon economic life, but it has
also an indirect and remoter effect upon conduct in other respects as well.
Habits of thought with respect to the expression of life in any given direction
unavoidably affect the habitual view of what is good and right in life in other
directions also. In the organic complex of habits of thought which make up
the substance of an individual's conscious life the economic interest does not
lie isolated and distinct from all other interests. Something, for instance, has
already been said of its relation to the canons of reputability (ibid., p.116).
Le sixième chapitre de The Theory of the Leisure Class est pour ainsi dire le plus
économique de toute l‟œuvre et on y trouve les intuitions qui ont fait la fortune du texte
dans les applications suivantes à l‟intérieur de la théorie économique. Veblen donne la
définition des biens de luxe, qui sont aujourd‟hui appelés justement les « biens Veblen »
et dont le prix élevé se trouve justifié par trois éléments, c‟est-à-dire (1) la valeur des
matériaux de composition ; (2) la rareté, l‟unicité, qui réduit la valeur des copies par
rapport aux originaux et (3) la capacité de conserver une valeur supérieure en présence
de produits équivalents, grâce aux deux éléments précédents.
Outre les arguments sur l‟utilité et les prix, on remarque encore dans ce chapitre
l‟extraordinaire « contemporanéité » des intuitions vebleniennes, qui décrivent toutes
les tendances qu‟on voit à l‟œuvre encore aujourd‟hui dans le monde de la mode et de la
production des biens de luxe : de la valeur centrale du savoir-faire, du soin des
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matériaux et des formes, à la comparaison entre certaines créations de mode avec des
œuvres d‟art ; de l‟importance des éditions à tirage limité pour conserver les prix élevés
et garantir l‟exclusivité des produits, aux dangers de la contrefaçon qui, par contre, fait
tomber fortement la valeur des objets ; et encore, comment aussi les idéaux de beauté
féminine sont soumis aux canons du « conspicuous waste », tant les femmes doivent
être minces et délicates, témoignage de leur impossibilité de se consacrer au travail et
aux activités productives. Le chapitre se termine avec l‟explication de la démarche
évolutive soumise à la « loi du gaspillage ostentatoire », un autre passage important
dans le cadre de la perspective institutionnaliste veblenienne : le principe du
« conspicuous waste » exerce une fonction sélective essentiellement négative, car il ne
produit pas d‟innovations ni n‟est à l‟origine des changements ; il n‟est pas donc un
principe créateur, mais au contraire il sélectionne et détermine la survivance des seules
institutions qui répondent à ses exigences [« it acts to conserve the fit, not to originate
the acceptable » (ibid., p. 166)].
Dans les chapitres suivants Veblen passe en revue toutes les caractéristiques du
« style de vie de loisir », en peignant un tableau encore actuel et dont les traits seront
repris plus en détail dans les parties suivantes du présent travail, en représentant les
catégories qui ont orienté les objets de cette recherche empirique.
Il est ici important de mettre en évidence ce qui se cache derrière son style ironique
et cynique : le propos de Veblen n‟était pas d‟écrire un essai satyrique sur la société de
son temps, mais de démontrer comment les caractéristiques des époques primitives et
« barbares » sont arrivées inaltérées jusqu'à présent. L‟Amérique qui se prête à
l‟observation subtile et géniale de Veblen est un pays où les nouveaux riches ont pris la
place de la noblesse du passé ; l‟instinct prédateur et de « braquage » est toujours à
l‟œuvre dans toutes le activités économiques ; les femmes et les biens possédés sont
encore étalés comme des trophées de chasse et le conservatisme, uni à la superstition et
au pouvoir des différentes formes de croyances et pratiques dévotes, freinent le
développement de la culture et aussi le progrès technique et économique.
Soit qu‟il s‟agisse des visions pessimistes d‟un intellectuel « borderline » et
marginalisé, soit des observations d‟un esprit formé dans une période de rébellion et
lutte contre le système capitaliste inique et exploiteur, les intuitions vebleniennes
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gardent leur actualité jusqu‟à présent et elles semblent décrire des phénomènes et des
mécanismes qu‟on retrouve en action encore dans les société des nos jours. Donc il
n‟est pas difficile de comprendre le peu de considération que ses théories ont rencontré
auprès de économistes ses contemporaines, statut plutôt commun à toutes les
formulations qui se veulent de portée révolutionnaire.
Mais sa théorie, par contre, était assez populaire de son temps auprès du grand
public et elle a été retenue surtout par la sociologie ; on abordera dans les sections
suivantes la fortune des formulations vebleniennes dans les sciences sociales jusqu‟à
présent.
1.2 LA FORTUNE DE LA THEORIE : ENTRE SCIENCE ECONOMIQUE ET
SOCIOLOGIE
Bien qu‟on ne puisse pas dire que la production de Veblen ait été complètement
ignorée par les sciences sociales, seulement peu de ses concepts ou formulations
paraissent dans les débats actuels ou sont employés dans la recherche. On peut
partiellement attribuer cette « indifférence » aux éléments évolutionnistes et
psychologistes de sa théorie qu‟on a déjà mentionné, plutôt démodés dans la pensée
sociologique actuelle ; mais c‟est surtout la nature des critiques et commentaires des
faits sociaux des œuvres de Veblen qui a obscurci leurs apports aux théories
sociologiques proprement dites. Comme on a souligné dans le paragraphe précédent, C.
Wright Mills qui loua tant The Theory of the Leisure Class dans son introduction de
1957, n‟attribua pas à l‟auteur le statut de théoricien de sciences sociales, mais au
contraire le définit comme « un critique », même si c‟est « le meilleur que l‟Amérique
ait produit », en mettant donc un accent particulier sur l‟ironie et le style radical de
critique sociale de l‟œuvre, plutôt que sur sa contribution à la théorie sociale.
Quelle que soit la cause, cependant, la sociologie contemporaine n‟identifie pas
Thorstein Veblen comme un de ses maîtres significatifs ou distinctifs ; le seul concept
qui peut être vu comme une exception est celui de « consommation ostentatoire », pas
seulement fréquent et familier dans le lexique des sciences sociales, mais circulant
désormais dans le langage commun. Malgré cela, la théorie relative à la
19
« consommation ostentatoire » a été très peu développée dans le discours sociologique,
en rencontrant par contre beaucoup de suite dans le domaine économique. On abordera
en détail les applications économiques du concept dans les paragraphes suivants ; il
suffit pour l‟instant de rappeler le rôle stable que le ledit « effet Veblen » ou les « biens
Veblen » ont gagné dans la discussion microéconomique des derniers soixante ans, avec
de répercussions importantes aussi dans la sphère du marketing.
Si donc l‟économie ne cache pas ses inspirations vebleniennes, il est difficile de
comprendre pourquoi le débat sociologique contemporain autour de la figure du
« consommateur postmoderne » et ses comportements d‟achat, avec beaucoup
d‟implications sociales, hésite-il à reconnaitre la place des théorisations sur la « classe
de loisir » comme des précédents importants.
Dans le langage quotidien, le phénomène de la « consommation ostentatoire » se
réfère à toutes les formes de consommation jugées de luxe, extravagantes ou
essentiellement inutiles et « gaspilleuse » car coûteuses ; alors que la théorie
économique utilise le concept pour designer les comportements d‟achat liés à des
motivations non-utilitaristes et toutes les définitions plus précises qu‟on a essayé
d‟apporter, ont en tout cas tendance à se référer au sens commun, plus qu‟à des données
empiriques valables et « certifiées ». A notre avis, le problème d‟un tel emploi vague
des termes vebleniens réside en premier lieu dans l‟œuvre même, où le style ironique et
satirique mêlé au refus délibéré de tout style érudit conventionnel empêche le lecteur de
discerner aisément les formulations de bases ; et en second lieu et en conséquence, les
ambigüités déjà présentes dans le texte ont engendré un manque d‟applications et de
validations empiriques de la théorie, à l‟exception de l‟œuvre de Roger Mason de 1981,
significativement une recherche menée par un économiste et non par un sociologue.
On entend donc, ici, fournir une brève revue des limites « sociologiques » de The
Theory of the Leisure Class, avant de procéder à l‟exposition de ses éléments les plus
efficaces qui en ont fait la fortune dans l‟analyse économique.
1.2.1 LES LIMITES A L’EMPLOI SOCIOLOGIQUE
DES THEORISATIONS DE VEBLEN
Dans l‟article de Colin Campbell, « Conspicuous Confusion ? » de 1995, on peut
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trouver deux arguments convaincants du manque de suite et d‟applications empiriques
de la théorie veblenienne de la « consommation ostentatoire » en science sociale, dont la
démonstration est menée par l‟auteur à travers une lecture attentive et analytique du
texte originel de Veblen.
Le premier problème qui se pose à une lecture « sociologique » de The Theory of the
Leisure Class est l‟ambiguïté de la classification de la « consommation ostentatoire »
comme motivation rationnelle et consciente du comportement d‟achat, en vue de
l‟obtention d‟appréciation sociale. Veblen implique normalement que les individus
cherchent rationnellement et de façon délibérée « to excel in pecuniary standing and
so gain the esteem and envy of [their] fellow men » (Veblen, 1899, p. 32), comme si
dans la réalité hobbesienne décrite dans les pages de The Leisure Class tout le monde
était conscient de la « guerre de tous contre tous » pour gagner la reconnaissance,
l‟estime et l‟envie des autres et les actes de « consommation ostentatoire » étant des
« actions rationnelles en finalité », selon les termes de Weber. Il semblerait donc
cohérent de conclure que la « consommation ostentatoire » est une catégorie d‟actes
intentionnels dont le but est d‟entraîner une amélioration dans l‟opinion que les autres
ont de l‟acteur
2
.
Pourtant, en analysant les termes précis de Veblen et le schéma causal à l‟arrière
plan, il semble que les motifs des comportements d‟achat orientés par l‟ostentation sont
à rechercher à un autre niveau que le rationnel : une emphase particulière est, en effet,
donnée à l‟émulation pécuniaire, reconnue comme un motif [« the emulative motive »,
« the motive that lies at the root of ownership is emulation » (Veblen, 1899, p. 25)],
même si ce que Veblen entend exactement par « motive » n‟est pas du tout clair.
Comme le dit Campbell, « the verb to emulate merely suggests a form of action that is
guided by the intention of equalling or surpassing someone; it does not necessarily
imply anything about the motive for such conduct » (Campbell, 1995, p. 39). Un
élément qui complique ultérieurement l‟analyse est cette « invidious distinction », qu‟on
a précédemment appelé « comparaison provocante », qui parait la cause de l‟émulation ;
la « consommation ostentatoire » serait donc le comportement d‟achat qui résulterait de
la volonté d‟émuler les autres, du moment où les hommes sont constamment en train de
2
« … it would appear reasonable to conclude that conspicuous consumption is a category of intentional
actions in which the goal is to bring about an improvement in others' opinions of oneself » [ Campbell,
1995, p. 39]
21
se comparer entre eux, poussés par l‟envie et le désir de se distinguer.
Pour clarifier la position veblenienne à ce propos, Campbell fait allusion à un autre
élément très important dans la conception de l‟auteur institutionnaliste, c‟est-à-dire la
partie instinctuelle qui guide toujours les actions humaines : l‟émulation est un instinct
toujours à l‟œuvre dans les actes de choix et de consommation, de façon telle que ces
derniers puissent être considérés comme intentionnels même s‟ils ne sont pas rationnels
ou volontaires, car l‟instinct est un moteur de l‟action dont l‟acteur peut aussi ne pas
être conscient. Le raisonnement de Campbell va encore plus loin jusqu‟à affirmer qu‟il
peut y avoir un contraste entre les « conscious intentions of consumers », qui croient
agir en vue de la « consommation ostentatoire » et le motif d‟émulation qui au contraire
réside en dernier ressort derrière toutes les décisions de consommation, car la « law of
conspicuous waste » est toujours en action, en déterminant les choix de tous les
individus. Mais l‟analyse menée par Veblen n‟est pas si linéaire et on peut en formuler
une autre interprétation, qui définit la conduite émulative comme résultat de trois motifs
possibles, c‟est-à-dire (1) la sauvegarde ou l‟accroissement du capital d‟estime qu‟un
individu a d‟auprès les autres ; (2) la satisfaction et la gratification qui dérivent de la
constatation d‟avoir réduit les distances entre soi-même et la classe supérieure ou
d‟avoir augmenté ses propres richesses ; (3) le désir d‟attirer l‟envie des autres.
Campbell termine alors l‟exposition de la première limite « sociologique » inhérente
à la théorie de la « consommation ostentatoire » en le résumant de telle façon : la
formulation veblenienne ne permet pas une application empirique de la théorie car on
peut ramener au même phénomène pas moins de trois différentes interprétations, qui
sont :
a) celle où l‟intention ostentatoire est centrale et consciente, rationnelle ;
b) une autre où le comportement ostentatoire est créé par un instinct inconscient,
involontaire ;
c) une dernière selon laquelle l‟intention passe à l‟arrière plan et les motifs
deviennent au contraire centraux.
La seconde limite de l‟analyse de Veblen du phénomène de la « consommation
ostentatoire » est à rechercher dans ce que Campbell définit comme une approche
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fonctionnaliste
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ambivalente. L‟approche fonctionnaliste, dont la perspective la plus
célèbre est celle introduite par Robert K. Merton
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, voit les actions des hommes en
société comme répondant toujours à une exigence particulière de la société même ;
c‟est-à-dire que tous les comportements humains remplissent une fonction précise dans
le tissu social et cette vision appliquée au phénomène ici en considération nous conduit
à définir la « consommation ostentatoire » comme l‟acte qui accomplit la tache
d‟impressionner les autres, les autres étant susceptibles d‟être impressionnés par la
richesse et l‟aisance d‟un individu. Au-delà de l‟évidente tautologie contenue dans cette
lecture et bien que Merton même évoque la théorie de Veblen comme l‟un des premiers
exemples d‟analyse fonctionnaliste, une interprétation de ce type présente des
problèmes sérieux, surtout à deux niveaux : au niveau du rôle et de la nature des
« autres » et de l‟évaluation des conséquences des actions du consommateur. Selon
Campbell, le rôle confié aux « autres » n‟est pas du tout clair dans l‟analyse de Veblen,
en même temps compétiteurs et adversaires dans la constante course à la richesse et à
l‟ostentation, public admiré et envieux de notre succès financier et encore groupe de
référence pour la formulation des nos paramètres de jugement du « juste niveau »
d‟aisance ou au contraire d‟un standard « insuffisant » et insatisfaisant. Veblen n‟arrive
pas à distinguer où les rôles se mêlent et où se détachent et en quoi, en représentant les
« autres » comme une indistincte masse d‟acteurs sociaux qui remplissent plusieurs
fonctions selon les situations et surtout selon ses nécessités théoriques ; en outre, en ne
fournissant pas une définition définitive de ces « autres » à la fois target, audience et
public, à la fois « groupe de référence » ou encore antagonistes, il n‟arrive pas à
expliquer la réelle fonction de la « consommation ostentatoire ». Campbell, en effet,
souligne le paradoxe d‟un acteur impliqué dans la pratique sociale d‟étaler ses richesses
aux autres, sans avoir aucun intérêt dans l‟acte même : si l‟opinion de certaines
personnes, composant l‟entourage d‟un individu, a un poids important dans la
construction de son opinion même sur sa position dans la société, on ne peut pas
accorder un tel rôle à tout le monde sans discrimination ; dit autrement, on ne vit pas
dans le désir de manifester notre statut à n‟importe qui et en n‟importe quelle situation,
mais il y a des cas où c‟est d‟une importance vitale et d‟autres non, où on pourra se
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« The more serious problems, however, tend to arise from the ambiguities that are inherent in Veblen's
functionalist approach » [Campbell, 1995, p. 38]
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On trouve les formulations de Merton sur le fonctionnalisme dans son œuvre du 1949, Social theory and
social structure : toward the codification of theory and research.