7
Introduction
Why can't I posit Dakar as the world ? Disneyland posits itself as Disney World. Dakar is
the world, alright. William Pope.L
1
En partant de l'étude de Dak’Art, la biennale d’art contemporain africain du Sénégal, la
recherche se propose d’explorer le système de l'art contemporain et, en particulier, la
relation entre les arts visuels, les dynamiques spatiales, les politiques culturelles et le
marché de l’art.
Créée en 1990, la Biennale de Dakar est l'exposition d'art contemporain africain la plus
importante du monde et celle qui peut vanter la plus ancienne tradition. Cette thèse entend
montrer que la Biennale de Dakar est aussi et surtout un projet de coopération et de
développement. Observer la manifestation de ce point de vue permet d'expliquer le système
de l'art selon une démarche différente, en mesure de faire ressortir certaines
caractéristiques parfois négligées. C’est précisément parce qu’il s'agit d'un projet de
coopération et de développement que la biennale est d’un intérêt indiscutable, non
seulement culturel, mais anthropologique, géographique et politique.
Coopération, développement, territoire et représentation sont des notions qui forment la
toile de fond de la recherche. Etant donné son importance non seulement artistique, la
Biennale de Dakar permet d'observer de près le système de l'art contemporain ainsi que,
plus en général, les visions imaginaires et les paysages liés à l'Afrique, l'ambiguïté des
dualismes qui séparent le "nous" des "autres", la géopolitique internationale aussi bien que
les lieux et les savoirs qui sont de plus en plus superposés et imbriqués. L'étude de la
Biennale de Dakar contribue à évoquer la complexité des branchements et des
représentations contemporaines.
1 William Pope.L, The Whole Entire World : Interview by Amy Horschak in Dak'Art 2006, Dakar, 2006, p. 382.
Introduction
8
1. Objectifs et motivations scientifiques
Cette étude commence par la constatation que les grands événements internationaux sont
des plateformes idéales pour observer la contemporanéité. Ce sont des lieux de rencontre et
de coopération qui donnent de la visibilité à la production culturelle et qui ont une
dimension aussi bien urbaine, que nationale et internationale
2
. La Biennale de Dakar – dite
Dak'Art – est l'une de ces manifestations (avec vingt ans d'histoire, neuf éditions et environ
450 artistes exposés) et elle possède des caractéristiques qui lui sont spécifiques : elle a lieu
en Afrique et elle se concentre sur l'art africain contemporain.
Avec une approche anthropologique, cette thèse considère la Biennale de Dakar comme son
terrain d'enquête. Mais quel est le terrain de la Biennale de Dakar ?
À ce jour, la biennale a été analysée surtout comme étude de cas. Qu’il s’agisse de
recherches universitaires, d’articles ou de publications, Dak'Art est prise en examen comme
exemple, un exemple de biennale, de grande manifestation en Afrique
3
ou
d'autoreprésentation africaine
4
. La Biennale est généralement placée dans un discours sur
les institutions culturelles, sur l'art, sur la question de l'identité ou sur l'Afrique. Certaines
études récentes ont contribué à une meilleure connaissance des dynamiques internes de la
manifestation
5
, de ses relations avec la scène artistique et avec la politique culturelle
sénégalaise
6
; d'autres ont apporté une contribution qui peut être décrite comme émotive,
et ont montré que la biennale représente une plateforme importante, une occasion qui
demande à être valorisée
7
.
Cette thèse propose de considérer les réseaux de Dak'Art comme principal terrain d'enquête.
Cette approche se situe dans un cadre qui comprend une vaste littérature sur la
mondialisation, les représentations, les Afriques, les branchements, le métissage, les lieux,
les paysages et les relations entre anthropologie, urbanisme et art. La thèse se propose
d’apporter une contribution centrée sur un événement spécifique – la Biennale de Dakar
observée et étudiée de près tout au long d’une période de 12 ans – et de répondre à la
question suivante :
2 Cf. Supports et circulations des savoirs et des arts en Afrique et dans le monde, Centre d'études africaines (Ceaf),
EHESS, 2005.
3 Cf. Youma Fall, Les événements culturels en Afrique : enjeux politiques, sociaux et culturels, Thèse, Université
d'Avignon et des Pays du Vaucluse, 2008 ; "Africultures", dossier Festivals et biennales d'Afrique : machine ou
utopie ?, n. 73, (dir.) Cédric Vincent, L'Harmattan, Paris, 2008 ; "Africa e Mediterraneo", dossier Le industrie
culturali in Africa, n. 47-48, 01/2004.
4 Cf. Fiona Mauchan, The African Biennale : Envisioning ‘Authentic’ African contemporaneity, Master of Arts,
Stellenbosch University, 2009.
5 Cf. Yacouba Konaté, La biennale de Dakar : pour une esthétique de la création contemporaine africaine : tête à tête
avec Adorno, L'Harmattan, Paris, 2009.
6 Cf. Elizabeth Harney, In Senghor’s Shadow : Art, Politics, and the Avant-Garde in Senegal, 1960–1995, Duke University
Press, Durham & London, 2004.
7 Cf. Rasheed Araeen, DAK'ART – 1992-2002 in "Third Text", 17, n. 1, 2003, p. 93 ; Olu Oguibe, The Failure of
DAK'ART ? in "Third Text", 18, n. 1, 2004, p. 83 ; Salah Hassan, Editorial in "NKA", 2002.
Introduction
9
Comment le système de l’art contemporain, les dynamiques spatiales, les politiques
culturelles et le marché de l’art se présentent-ils lorsqu’on les observe à partir de la
Biennale de Dakar ?
La question fondamentale de la recherche se focalise sur la dimension internationale de
Dak'Art et exige une réponse à d’autres interrogations :
1. Que comporte le fait que la Biennale de Dakar soit une biennale ? Qu’est-ce qui
caractérise la Biennale de Dakar ?
2. Dak'Art et les autres biennales produites en Afrique sont-elles comparables aux
biennales qui ont lieu dans d’autres pays du monde ? Sont-elles simplement plus
modestes, périphériques et mal organisées ou ont-elles des caractéristiques d’intérêt
spécifique ?
3. Comment Dak'Art s’est-elle structurée au cours des années ?
4. Quel territoire occupe-t-elle ?
5. Qu'entend-on au juste par art africain contemporain ?
6. Qui sont les acteurs principaux de la Biennale de Dakar ? Quel est son réseau ?
7. Quelle influence les bailleurs de fonds exercent-ils sur la Biennale de Dakar ?
8. Certaines des caractéristiques de Dak'Art sont-elles communes à d'autres
institutions ?
La recherche se propose de montrer que la Biennale de Dakar est un projet de coopération
et de développement. En premier lieu c’est un projet parce que, à partir de sa nouvelle
formulation de 1996, la biennale se structure en "objectifs, activités et résultats mesurables"
et cette nouvelle structure comporte un effet évident sur son fonctionnement. Ensuite c’est
un projet de coopération parce que le territoire et le réseau dont Dak’Art fait partie sont des
aspects d’importance primordiale. Le terme coopération entre en jeu car la biennale se
déroule en Afrique ; cela implique des stratégies particulières pour la récolte de fonds aussi
bien que des dynamiques Nord-Sud et Sud-Sud et des références au dialogue interculturel, à
l'inclusion, à l'internationalisation de l'art et au panafricanisme. La Biennale de Dakar est
enfin aussi un projet de développement car, pour justifier son existence et motiver
beaucoup de ses partenaires, elle doit assurer un impact tant au niveau local (offrant
formation, professionnalisation, tourisme, bénéfices) qu’au niveau international
(augmentant la visibilité et le marché de l'art contemporain africain).
Les questions proposes par cette thèse touchent plus d'un domaine, notamment
l'anthropologie et les études de territoire. Puiser dans ces domaines est indispensable pour
comprendre la nature particulière de la Biennale de Dakar. L'approche anthropologique
permet de transformer Dak'Art en terrain d’enquête et en point d'observation sur tous les
acteurs concernés tandis que l'approche territoriale permet d’explorer les différents
espaces occupés par Dak'Art et ceux qui lui sont reliés à l'échelle urbaine, nationale,
continentale et internationale.
Introduction
10
2. Méthodologie et sources
L'enquête s’est servi d’une série de visites et d’entretiens réalisés au cours de cinq éditions
de la Biennale de Dakar, de 1998 à 2010, et de réunions successives avec les participants et
les partenaires de la biennale organisées dans différents pays : au Cameroun, en Afrique du
Sud, en Égypte, en Tunisie, en Belgique, en France, en Allemagne, en Grande-Bretagne, en
Espagne, en Suisse et aux États-Unis. Si le point d'observation et le terrain de la recherche
sont principalement ceux de la Biennale d'Art Africain Contemporain de Dakar, la
perspective cependant, à travers son réseau, s’étend à l’échelle internationale. Les visites et
les interviews effectuées en particulier à Dakar, à Douala et à Johannesburg, la participation
à des conférences successives ainsi que la connaissance directe de projets, d’institutions et
d’experts du secteur de l’art en Afrique sont les documents les plus importants de cette
recherche qui figurent parmi les sources citées dans le texte et qui sont évoqués à travers
les récits et les exemples fournis.
Les œuvres d'art sont considérées dans cette recherche comme des sources. Elles ne sont
pas citées en tant qu’exemples, mais apportent plutôt leur propre langage aux sujets traités.
Le choix des œuvres a été dicté essentiellement par leur valeur photogénique : certaines
installations très intenses deviennent muettes en photographie. Les œuvres qui
conservaient leur pouvoir expressif en reproduction ont donc été privilégiées. Ces images
d’œuvres d'art proviennent de catalogues d'expositions ou ont été données directement par
leurs auteurs ; les légendes indiquent la permission et les éventuels droits d’auteur.
La sélection des cartes est le résultat d'une recherche thématique réalisée avec quelque cinq
cents publications ; elles accompagnent le texte pour illustrer l’importance des références
géographiques dans la documentation produite par les projets culturels. Dans les
expositions d'art contemporain africain la carte de l'Afrique est un cliché significatif qui
met l'accent sur l’identité géographique de beaucoup d’artistes qui, bien au contraire,
expriment dans leurs œuvres leur appartenance à plus d'un lieu ; la localisation de ces
personnes est souvent en contradiction avec leur biographie. Les cartes de l'Afrique et du
monde apparaissent d’ailleurs dans de nombreuses œuvres d'art.
Les sources bibliographiques et d’archives qui contribuent à la documentation ont été
consultées auprès de la bibliothèque de la Biennale de Dakar, de doual'art au Cameroun,
Documenta à Kassel, CulturesFrance à Paris, Ford Foundation Archive, Cambridge University
Library, British Library, la Bibliothèque d'Histoire de l'Art de Genève et la Biblioteca di
Storia dell’Arte del Castello Sforzesco de Milan. Étant donné que cette recherche se
concentre sur ces vingt dernières années, le matériel d’archive pris en examen n’est
évidemment pas historique mais actuel, et il s’agit plus souvent de textes inédits conservés
dans des centres de documentation que de réels documents d'archives. Les institutions
culturelles ont souvent exprimé de fortes réticences à fournir des informations budgétaires.
Même lorsqu’il ne s’agissait pas de données sensibles ou confidentielles, leurs responsables
semblaient ne pas savoir comment répondre à la demande ni à qui demander une
autorisation.
La sélection bibliographique comprend surtout des contributions présentées dans des
catalogues d'expositions et lors de conférences ; elles sont généralement en italien, en
anglais ou en français, rarement en allemand ou en d’autres langues. Il est important de
relever que la correspondance entre les catalogues et les expositions est souvent très
Introduction
11
relative ; même si l’on fait abstraction des inexactitudes, les catalogues qui contribuent aux
expositions avec des images et des textes ne les représentent certes pas. C’est pour cette
raison, que l'observation directe des expositions est une source essentielle ; pour les
événements qu’il ne m’a pas été possible de visiter directement, j’ai recueilli des
informations au moyen d'entrevues et de commentaires (qui cependant manquent
généralement d'analyse critique).
Cette recherche fait suite à mon travail de fin d’études universitaires de 2003 sur la Biennale
de Dakar en Lettres et Histoire de l’Art à l’Université Catholique de Milan. Pour éviter de
surcharger la thèse avec une quantité excessive de renseignements généraux, les
informations fondamentales sur les expositions et les artistes cités n’ont pas été incluses
dans ce texte ; elles ont été publiées sur Wikipedia.
Introduction
12
3. Structure
Chaque chapitre explore un tag, un aspect bien défini de la dimension urbaine, nationale,
continentale et internationale de la Biennale de l'Art Africain Contemporain de Dakar : le
territoire, la Biennale de Dakar, les biennales d’art contemporain, l’art africain
contemporain, les réseaux et les projets.
Le premier chapitre observe les biennales en général. La Biennale de Venise – qui s’est
inspirée de la structure des Expositions Universelles – est le point de référence explicite ou
implicite de plusieurs manifestations homonymes et se trouve au cœur du débat sur la
représentation internationale de l’art contemporain africain et sur ceux auxquels on
reconnait le droit de le représenter. La Biennale de Dakar suit d’abord l'exemple de Venise,
s’en éloigne ensuite et devient, à son tour, un modèle. Un espace important du chapitre est
consacré à la participation africaine à la Biennale de Venise, où depuis de nombreuses
années on négocie la visibilité de l’Afrique. Il s’agit d’une question centrale pour
comprendre le contexte à l’intérieur duquel Dak’Art se réalise et son rôle de vitrine.
Le deuxième chapitre concentre l’attention sur les biennales africaines, en particulier la
Biennale du Caire, CAPE-Not Another Biennale de Cape Town, la Triennale de Luanda e SUD-
Salon Urbain de Douala. Les biennales se distinguent d’un pays à l’autre par leur réseau
spécifique aussi bien local que national, international et thématique ; leur seul élément
commun, c’est leur aspiration à la grandeur. Les exemples présentés montrent bien ce désir
de grandeur dans la velléité politique des événements (Biennale du Caire), dans leur rapport
avec le territoire (CAPE-Not Another Biennale), dans la centralité de l'Afrique (Triennale de
Luanda) et dans la stratégie particulière des projets (SUD-Salon Urbain de Douala).
Le troisième chapitre décrit brièvement l’histoire de la Biennale de Dakar, les différentes
éditions de la manifestation et les aspects qui les ont distinguées par rapport aux autres.
L'attention se porte ensuite sur la relation entre la biennale et la ville de Dakar pour
illustrer certaines des caractéristiques dominantes de l’événement.
Le quatrième chapitre analyse l'art contemporain et son paysage. En considérant les
participants et les partenaires de la biennale, ce chapitre met en évidence l'intérêt vers le
monde du système de l'art, son internationalisation, le rôle des artistes en tant que
représentants nationaux, la diffusion d’une rhétorique interculturelle, le rôle polyédrique
des protagonistes de l’art, les représentations du territoire, les recherches, l'attention pour
la ville, les interventions urbaines "site-specific" et les événements en marge des
expositions principales.
Le cinquième chapitre tente une démarche historiographique de l’art contemporain
africain, et s’intéresse en particulier à l’invention de son "brand". La spécificité africaine de
la Biennale de Dakar est encadrée à l’intérieur d’un panorama dans lequel le concept de
"l'art africain contemporain" change de sens suivant l'interprétation à chaque fois
différente des commissaires, des critiques et des artistes eux-mêmes. À travers l'histoire des
expositions et des publications qui ont inventé la catégorie critique de l’ "art africain
contemporain" et qui l'ont diffusée dans le monde entier, l'Afrique apparaît tantôt comme
un territoire, une identité, une idéologie, une nationalité, un élément caractéristique,
caractérisant ou pittoresque. Le chapitre considère aussi les motivations qui amènent les
spécialistes et les institutions à promouvoir l'art contemporain africain.
Introduction
13
Le sixième chapitre observe les réseaux de la Biennale de Dakar : les acteurs, les partenaires,
le public aussi bien que les systèmes de communication, de distribution et d’accès au savoir.
Le panorama qui s’en dégage est un scénario à mille facettes, impliquant des personnes et
des institutions qui appartiennent à des mondes qui se rencontrent mais qui ne
communiquent pas. Le rôle des partenaires est particulièrement important pour déterminer
deux aspects de la Biennale de Dakar : sa structure “à projet” et le fait qu’elle se propose des
objectifs de développement. Ces deux aspects de la biennale sont communs à une quantité
de projets culturels réalisés en Afrique et ont des conséquences bien précises sur
l’évaluation des manifestations.
Le septième chapitre montre enfin à quel point l'art contemporain, l'art africain
contemporain, les biennales, la Biennale de Dakar et l'ensemble du système de l’art sont
influencés par leur structure "à projet". Ce dernier chapitre propose un modèle différent de
représentation du système de l’art déterminé précisément par sa structure à projet et non
pas par le rôle de ses acteurs traditionnels (artistes, commissaires, marchands,
collectionneurs et musées).
Cette étude conjugue différents points d’observations et une expérience sur le terrain
tantôt comme témoin, tantôt comme critique et journaliste, tantôt enfin en qualité
d’assistante et collaboratrice responsable de projets spécifiques.
Il en ressort un tableau varié qui s’éloigne parfois de la théorie traditionnelle, quand celle-ci
ne saurait rendre compte de la diversité des situations des biennales africaines, pour
explorer la spécificité du système de l’art en Afrique avec la recherche des conditions qui en
permettent la valorisation.
15
I. La Biennale de Venise
La Biennale de Dakar est une biennale, ce qui signifie que Dak'Art appartient à un genre. Les
biennales sont des événements qui se répètent tous les deux ans, bien entendu, et qui ont
comme modèle direct ou indirect la Biennale de Venise ; elles ont chacune une histoire et
font partie d'un réseau international.
Les critiques et les commissaires d'art ricochent d'une ville à l'autre, théorisent le
phénomène, en critiquent l'étendue, discutent de l'avenir, proposent des réseaux et, dans
l'euphorie de chaque nouvelle inauguration, entre un canapé et une coupe de champagne,
méditent leur seul regret : celui de ne pas avoir encore engendré leur propre biennale,
unique et indispensable.
Les aspects qui caractérisent les biennales sont leur diffusion, leur structure, leur relation
avec le contexte urbain et territorial et leurs relations avec les gouvernements. Choisir
d'organiser une biennale est une façon de déclarer que l'on souhaite un événement régulier,
visible, qui attire une grande foule.
Ce chapitre commence par la Biennale de Venise, comme modèle historique direct et
indirect de la Biennale de Dakar ainsi que de nombreux autres événements internationaux.
La Biennale de Venise est aussi considérée comme point de référence et lieu privilégié de
débats sur l’art contemporain africain et sur la contribution de l’Afrique au panorama
international de l’art contemporain.
I. La Biennale de Venise
16
1. Le modèle historique de la Biennale de Venise
Une biennale est – en principe – un événement qui se répète tous les deux ans ; une
triennale est – en principe – un événement qui se répète tous les trois ans. Détails (pas
toujours respectés). Ce que les biennales et les triennales ont d'intéressant est sans aucun
doute leur charge magnétique : des artistes, des opérateurs culturels et le public partent en
pèlerinage et, en don, apportent du prestige aux organisateurs et font du shopping en ville.
Les organisateurs y gagnent, la ville y gagne et le public a quelque chose à voir.
La Biennale de Venise, première en son genre, naît en 1895 essentiellement pour redonner
de la visibilité à la ville qui en a perdu, pour promouvoir le tourisme, le marché local et,
évidemment, la culture nationale et internationale. La biennale atteint vite ses objectifs et
devient un lieu de rencontres permanent dans lequel les nations du monde (qui à l'époque
de sa naissance comprenait à peine plus que l'Europe) se retrouvent et exposent leur
créativité
1
.
La Biennale de Venise est un lieu
2
et une organisation
3
qui unissent art et géographie. Elle
promeut des manifestations consacrées aux arts visuels, au cinéma, au théâtre, à la danse, à
la musique et à l'architecture, avec une approche qui est devenue de plus en plus
interdisciplinaire. Comme les Expositions Universelles, chaque manifestation accueille
plusieurs événements, coordonnés mais pas gérés entièrement par la biennale
4
. Les
expositions internationales et celles qui sont à thèmes sont organisées par la biennale elle-
même, qui les confie à un spécialiste du secteur ; les expositions nationales sont par contre
gérées par différents Etats. En effet, de nombreuses nations possèdent un pavillon dans les
jardins de la biennale ou bien un édifice dont ils sont responsables et qui abrite leurs
expositions ; les Etats qui n'ont pas eu l'occasion ou le temps de créer leur pavillon dans le
jardin peuvent très bien louer un appartement en ville et – sans craindre une hyperbole –
l'appeler pavillon.
1 La Biennale di Venezia : Le Esposizioni Internazionali d'Arte 1895-1995 : Artisti, Mostre, Partecipazioni Nazionali, Premi,
La Biennale di Venezia, Electa, Milano 1996.
2 La Biennale de Venise a son siège dans le Pavillon de l'Italie, dans le Jardin de la Biennale et dans l'Arsenal de
Venise.
3 La Biennale de Venise de 1998 est une "société de culture", c'est-à-dire une personne juridique privée.
4 Marilena Vecco, La Biennale di Venezia Documenta di Kassel, Franco Angeli, Milano, 2002.
I. La Biennale de Venise
17
Les participations nationales et le modèle de la Biennale de Venise
Iolanda Pensa ‹ Federica Verona, Biennale di Venezia 2005, Milan, 2006
Les pavillons sont donc des espaces organisés et gérés directement par les nations qui
participent à la biennale. Les différents gouvernements peuvent choisir librement leurs
procédés pour la sélection de leurs artistes
5
. L'Autriche par exemple a une commission
d'experts qui sélectionne un commissaire qui à son tour choisit le représentant national ; la
Suisse a une commission fédérale chargée de sélectionner les participants ; d'autres pays
ont des institutions spécifiques qui s'occupent de promouvoir la culture nationale à
l'étranger (comme le British Council ou CulturesFrance)
6
. Grâce ou à cause de la grande variété
des méthodes de sélection des artistes, les expositions nationales peuvent être de tous types
et de tous niveaux, pratiquement sans contrôle de la part de la biennale elle-même, sauf
naturellement à travers le choix du thème ou du titre général.
Les gouvernements ont tendance à adopter les mêmes procédés de sélection pour toutes les
5 La structure à pavillons de la Biennale de Venise est l’objet de critiques et de débats depuis des années, cf.
Stefano Cagol, Storia e organizzazione della Biennale di Venezia in Interculture Map, (dir.) Lai momo, 2006. La
question de l’inclusion et de la définition d’art national n’échappe pas même à l’intérieur des expositions
présentées dans les différents pavillons de la biennale. Cf. We Are the World : Carlos Amorales, Alcia Framis, Meshac
Gaba, Jeanne van Heeswijk, Erik van Lieshout, Dutch Pavilion, 2003 ; It's not you it's me, United Arab Emirates,
Venice Biennale Pavilion, 2009 ; ICF International Curator Forum, 07-08/06/2007.
6 Conversation avec les responsables des pavillons nationaux de la Biennale du Caire (Suisse, Autriche et
Grande Bretagne), Le Caire, 12/10/2003 ; Iolanda Pensa, The 9th International Cairo Biennial : Pass me a Balloon in
"Nefas Art Magazine", 01/2004.
I. La Biennale de Venise
18
expositions qui sont organisées sur le modèle de Venise, c'est-à-dire à pavillons
7
. La
présence de nombreux pays à la Biennale de Venise en effet a facilité et encouragé la
naissance de manifestations artistiques semblables dans d'autres Etats du monde, soit
évidemment pour rivaliser en prestige avec l'événement de la lagune, soit pour promouvoir
l'art contemporain de leurs régions.
7 Cf. Biennales Funding Opportunities for Organizations, U.S. Department of State, Bureau of Educational and
Cultural Affairs.
I. La Biennale de Venise
19
2. La première Biennale d'art de Dakar et le modèle de Venise
La Biennale d'art de Dakar naît en 1992 avec une structure proche du modèle à pavillons de
la Biennale de Venise
8
. Les artistes sont regroupés selon leur nationalité et pour
sélectionner et inviter les participants étrangers, les organisateurs se sont adressés aux
ambassades, aux institutions culturelles étrangères et aux organisations internationales, en
utilisant un réseau de contacts essentiellement lié au gouvernement, enrichi de quelques
connaissances personnelles
9
. Il était donc inévitable que la première biennale consacre plus
les rapports politiques internationaux que l'art contemporain.
Comme le souligne à juste titre Yacouba Konaté
10
, ce système d'organisation est en partie dû
à la situation économique. Pour cette raison, ce système de sélection des artistes étrangers
se répète dans la plupart des petites biennales et triennales d'art du monde et c'est le plus
fréquent jusqu'aux années quatre-vingt-dix
11
.
Les manifestations ainsi organisées apparaissent donc comme de joyeuses foires où chaque
pays a son stand. L'impression qu'elles donnent est celle d'une espèce de compétition
globale grotesque
12
: sans aucun rapport avec la qualité des œuvres, le meilleur semble être
celui qui a le plus de stands. Ainsi des artistes sénégalais domiciliés en Allemagne
produisent des stands allemands, tandis que des Belges avec de lointaines origines
irakiennes contournent les embargos pour fonder leur pavillon. Tout cela évidemment à
cause des organisateurs, certes pas à cause des artistes qui se contenteraient avec plaisir de
présenter leur travail dans les meilleures conditions possibles.
Même lorsque la structure et l'organisation subissent des modifications importantes, le
système à pavillons de Dak'Art 1992 se maintient d'une certaine manière dans les éditions
successives de la biennale. L'idée d'une représentation géographique apparaît dans
l'indication de la nationalité des artistes (très visible dans le catalogue et dans les légendes
des œuvres exposées) aussi bien que dans les statistiques, dans les communiqués publiés par
le bureau de presse et dans la structure des Expositions Individuelles pour lesquelles dans
plusieurs éditions on demande aux commissaires de se concentrer sur certaines "régions".
Le cas peut-être le plus paradoxal est celui d'un communiqué de presse de Dak'Art 2006 qui
s'enorgueillit de la présence d'un participant du Malawi alors qu'en réalité il s'agissait de
Billie Zangewa, une artiste née au Malawi mais qui a toujours vécu en Afrique du Sud
13
.
8 Isabelle Bosman, Dak'Art 96-Troisième édition de la Biennale de Dakar – Etude d'évaluation (rapport intermédiaire),
Dakar, 01/1997, p. 10.
9 Dakar 1992-Biennnale Internationale des Arts (cat. expo), Paris, Beaux Arts Magazine, Paris, 1992.
10 Yacouba Konaté, Dak'art : Centralization Effects of a Peripheral Biennale in Curating the Other-Curator as Tourist,
Dartington College of Arts, Dartington, UK, 21/04/2007 ; Yacouba Konaté, La biennale de Dakar : pour une
esthétique de la création contemporaine africaine : tête à tête avec Adorno, L'Harmattan, Paris, 2009.
11 Dans les années quatre-vingt naissent de nombreuses biennales parmi lesquelles celles de Seoul en Corée,
de l'architecture de Venise, de la Havane, de l'art asiatique de Dhaka au Bangladesh, de l'architecture de
Cracovie en Pologne, des jeunes artistes de l'Europe et de la Méditerranée, d'Istanbul et de Barcelone.
12 "A few centuries ago, Europe initiated the practice of world trade fairs. The Crystal Palace in London was
built for that purpose, and the Chicago trade fair eventually became perhaps the most famous of those trade
fairs. It was at the Chicago Trade Fair that ice tea was invented." Olu Oguibe, Regarding Venice in "ASAI",
09/06/2007.
13 Communiqué de presse, Biennale de Dakar, 2006.
I. La Biennale de Venise
20
Cette façon de présenter les participations nationales à Dak'Art rappelle l'approche de la
première édition de 1992 qui se targuait du nombre total de représentants nationaux quand
la plupart des participants étaient en fait sénégalais. Que ce soient des Sénégalais habitant à
l'étranger ou des "étrangers" habitant au Sénégal, ce qui compte, c'est d'apporter tout un
éventail de pays à Dak'Art. Selon Isabelle Bosman
14
, Dak'Art 1992 consacre peu de place aux
artistes africains et donne l'impression de se soucier plus de tirer avantage de son ouverture
vers les pays riches que de soutenir la création d'un nouveau domaine culturel africain. En
fait, la sélection correspond moins à une stratégie idéologique qu'à la nécessité de produire
une Exposition Internationale qui ne coûte pas trop cher.
C'est pour l'argent qu'on le fait
Structurer une exposition par pavillons nationaux réduit le coût d'un événement car on
demande aux ambassades, aux consulats et aux institutions internationales de gérer
directement (et payer) une sélection d'artistes. Si c'est effectivement une stratégie qui
réduit les frais, ce n'est certainement pas la seule manière de faire des économies.
L'application du système de candidatures libres – promu par Dak'Art à partir de 1996 et que
nous verrons plus loin – est une alternative. Rendre les biennales itinérantes et impliquer
les gouvernements et les administrations municipales de différentes nations permet aussi
de distribuer les frais d'un grand événement
15
; de même, il convient de structurer la
manifestation comme le résultat final et visible d'un programme d'activités de plusieurs
années (comme dans le cas de la Triennale de Luanda et de SUD-Salon Urbain de Douala qui
ont récolté de l'argent non seulement pour l'exposition mais aussi pour financer leurs
activités d'une exposition à l'autre
16
; chercher des donateurs intéressés à la dimension
urbaine et provinciale est aussi possible (comme l'a fait CAPE-Not Another Biennale avec des
résultats plutôt malheureux). Bénévoles et amateurs sont aussi une ressource qui peut
soutenir l'organisation d'un événement comme le Festivaletteratura, le festival de la
littérature de Mantoue
17
. Organiser l'exposition par pavillons nationaux ne peut être
cependant considéré comme une décision qui répond à des fins exclusivement
économiques.
La structure à pavillons de la Biennale de Venise calque le modèle des expositions
universelles. En d'autres mots, comme les expositions universelles, la Biennale de Venise est
la conséquence d'une volonté politique et diplomatique. Il ne s'agit pas seulement de
promouvoir l'art et la culture, mais aussi de dialoguer avec d'autres nations et de vendre ses
meilleurs talents. Le lien profond qui unit l'Italie et la Biennale de Venise caractérise toute
14 Isabelle Bosman, Dak'Art 96-Troisième édition de la Biennale de Dakar – Etude d'évaluation (rapport intermédiaire),
Dakar, 01/1997, p. 10.
15 Cf. Festival Mondial des Arts Nègres, Biennale Bantu, Manifesta, mais aussi Africa Remix.
16 Cette méthode est à l’origine de la transformation de la Biennale d’Istanbul (cf. Vasif Kortun, 9th Istanbul
Biennial in Where Art World Meet : Multiple Modernities and Global Salon, (dir.) Robert Storr, Marsilio, 2005, p. 176-
180) ; c’est la méthode dont Gerardo Mosquera a fait les éloges dans son discours à la biennale de la Havane (in
ibidem, p. 181-185) et qui y a été adoptée pendant quelques années.
17 Metodologia di valutazione di impatto degli interventi culturali, (dir.) Elvina Degiarde, con Guido Guerzoni, Jessica
F. Silvani, Emanuela Bonicalzi, IReR-Istituto Regionale di Ricerca della Lombardia, 2006 ; Guido Guerzoni,
Effettofestival. L'impatto economico dei festival di approfondimento culturale, Fondazione Eventi e Fondazione
Carispe, 2008.
I. La Biennale de Venise
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l'histoire de l'événement ; ce même lien entre d'autres nations et d’autres événements a
déterminé la naissance de nombreuses autres biennales.
Pour survivre au fil du temps, un événement qui veut se répéter à intervalles réguliers a
besoin d'un financement stable. Le gouvernement peut être le meilleur partenaire car il
peut assurer son soutien à long terme. En réalité, pour beaucoup de biennales, le
gouvernement n'est pas un partenaire, c'est le propriétaire de l'événement. Quant à la
Biennale de Dakar, lorsque l'on dit qu'elle est "voulue par le gouvernement sénégalais", cela
signifie que le gouvernement sénégalais possède la biennale intégralement. La biennale est
gérée par des fonctionnaires nommés par le ministère et sa pérennité dépend directement
de la volonté du Président. En 2000, avec l'élection du président Wade au Sénégal, Dak'Art a
poussé un soupir de soulagement parce que le nouvel élu a déclaré lors de l'inauguration
qu'il la soutiendrait
18
. C'était loin d'être évident.
Etre à la merci des élections, des candidats et de la politique a fait que beaucoup de
biennales ont essayé de se dégager de la dépendance totale du gouvernement. Plusieurs
critiques invités à la Biennale de Dakar ont invoqué à plusieurs reprises une structure
autonome et indépendante ; la Biennale de Venise a été réorganisée plusieurs fois à la
recherche d'un caractère juridique capable de la rendre indépendante sans toutefois perdre
le soutien national. Il est évident qu'indépendance et financement national ont de la peine à
marcher main dans la main et la plupart des biennales qui se maintiennent au cours des
années sont précisément celles qui sont soutenues (et possédées) par les gouvernements.
Cela se passe encore mieux s'il s'agit d'un gouvernement stable ; il va sans dire que les
biennales, les triennales et les festivals fleurissent particulièrement bien dans les pays qui
n'ont qu'un parti politique.
S'il n'est pas certain que l'organisation de la Biennale de Venise ait influencé directement
d'autres expositions d'art
19
, il est incontestable que la participation de nombreux pays à
cette biennale a répandu dans le monde le modèle à pavillons. Ce modèle a été
particulièrement apprécié parmi les gouvernements les plus intéressés à mette en valeur
l'image de leur pays dans le monde
20
.
18 Dak'Art 2000 : Inauguration, Dakar, 05/05/2000.
19 Le secrétaire général de la Biennale de Dakar Ousseynou Wade a visité la Biennale de Venise pour la
première fois en 2007 quand il a été invité à faire partie du Jury international.
20 Parmi les nombreuses expositions basées sur le modèle de la Biennale de Venise, rappelons par exemple la
Biennale de Sao Paolo au Brésil (depuis 1951), la Biennale de Paris (depuis 1959), l'India Triennial (depuis
1968), la Biennale internationale de peinture de Cuenca en Equateur (depuis 1987) et pratiquement toutes les
biennales et triennales égyptiennes et iraniennes.