de Francesco Crispi ainsi que des difficultés que rencontre l'Italie dans sa
tentative de création d'un domaine colonial.
Dans la troisième partie de ce mémoire, nous analyserons la politi-
que d'expansion coloniale de l'Italie depuis 1896, c'est-à-dire au lende-
main de la défaite d'Adoua jusqu'à la veille de la Première Guerre mon-
diale. Nous verrons que cette période est caractérisée dans un premier
temps par une remise en cause de l'entreprise coloniale italienne, suite
aux nombreuses déceptions et humiliations subies, suivie par la volonté,
malgré l'apparition d'un courant anticolonialiste, de trouver une nouvelle
politique coloniale plus efficace, qui permettrait à l'Italie de se constituer
un domaine colonial.
La quatrième et dernière partie de ce mémoire est consacrée à la
politique d'expansion coloniale durant l'ère fasciste. Nous analyserons
les différentes étapes au terme desquelles Benito Mussolini arriva à
achever le domaine colonial italien. En effets, dans un premier temps, le
Duce pris une série d'initiatives diplomatiques par lesquelles il voulait
signifier aux autres puissances coloniales comme la France et la Grande-
Bretagne que l'Italie devait avoir une place en Afrique qui soit à la hau-
teur de son rang de grande puissance. Ceci nous ménera à la conquête de
l’Ethiopie en 1936 et à la constitution de l’Impero le 9 mai de la même
année.
Nous conclurons ce mémoire par diverses considérations sur les
politiques d'expansion coloniale italiennes qui se soldèrent essentielle-
ment par des échecs, qui n'eurent jamais les moyens de leurs ambitions,
ce qui provoqua beaucoup de désillusions et d'humiliations, et qui dé-
pendaient du bon vouloir et des intérêts en jeu des deux piliers européens
du colonialisme que furent la Grande-Bretagne et la France.
I. LES FACTEURS DU COLONIALISME ITALIEN
A. L'idéologie coloniale italienne et les premiers pas du
colonialisme italien :
L'idéologie coloniale italienne trouve essentiellement ses racines
dans les idées du Risorgimento. En effet, les idées de Giuseppe Mazzi-
ni
2
vont fortement influencer celles de tous les protagonistes des politi-
ques d'expansion coloniale. Celles-ci retiendront du Risorgimento
« quelques idées-forces : celle d'un héritage à assumer, et d'une mission
de l'Italie ( ... ) l’exaltation d'une image idéale du héros national »
3
. Des
idées de Mazzini, les politiques d'expansion coloniale retiendront surtout
celle de « mission souveraine de l'Italie pour la civilisation et la liberté »
4
.
Mazzini s'efforçait déjà à l'époque de mettre en garde l'Italie face aux
visées françaises en Tunisie et revendiquait pour cette même Italie une
place en Asie mais surtout en Afrique. L'idée de la grandeur de Rome,
de la renaissance de son Empire, influença fortement l'idéologie coloniale
italienne. Cette idée, qui sera surtout utilisée pendant la période fasciste,
s'imposa largement durant toute l'histoire coloniale italienne.
Les politiques d'expansion coloniale seront donc fortement impré-
gnées par le style romantique des idées du Risorgimento. En effet, cel-
les-ci constituent une source et une référence constante pour le colonia-
lisme italien. Sur celui-ci il y aura une transposition des engagements,
des tensions, etc., de l'unité italienne. Avec la période lyrique (entre
1866 et 1870) la jeune Italie en vient à l'idée que le Risorgimento n'est
pas une fin en soi et constitue en fait une source de dynamisme qui
pousse les Italiens à porter leurs regards en dehors de la péninsule. De là
2
Giuseppe Mazzini (1805-1872) : « Après avoir fait son apprentissage politique dans une so-
ciété secrète (la Carboneria), il fut arrêté par la police piémontaise et s'exila à Marseille où il
fonda une association politique, la Jeune Italie. Expulsé de France en 1832, il commença une
longue série de pérégrinations à travers l'Europe pendant lesquelles il ne cessa de développer
ses théories politiques et de projeter des mouvements insurrectionnels dans la péninsule. Il fit
partie du triumvirat qui gouverna la République romaine en 1849, mais eut un rôle marginal
dans les événements de 1859-1860. Nettement hostile à l'hégémonie piémontaise dans les
affaires italiennes, il mena aussi une longue bataille idéologique contre les tendances anarchis-
tes de la Ier Internationale et déplora la Commune. Interdit de séjour en Italie, il vécut à Pise
sous le nom de Dr Brown pendant quelques mois, jusqu'à sa mort » Sergio Romano, Histoire de
l'Italie du Risorgimento à nos jours, éditions du Seuil, Paris, 1977, page 342.
3
Jean-Louis Miège, L'impérialisme colonial italien de 1870 à nos jours, Société d'Edition
d'Enseignement Supérieur, Paris, 1968, page 11.
4
Ibidem, page 12.
l'idée du héros dont l'action, l'engagement et le sacrifice personnel sont
exaltés.
Outre les idées romantiques issues du Risorgimento, le colonia-
lisme italien va également bénéficié d'une série d'éléments matériels qu'il
n'aurait jamais acquis sans la réalisation de l'unité de la péninsule. Ces
éléments matériels se concrétisent par le développement de la marine
sarde, la renaissance du port de Gênes, ainsi que par l'installation de
groupe d'Italiens à l'extérieur, des grands voyages d'exploration et des
actions missionnaires. Des éléments d'ordre économiques vont égale-
ment apparaître, et ce déjà entre 1840 et 1848, avec l'idée de création
d'un grand marché pour les produits nationaux, accompagnée de préoc-
cupations expansionnistes.
Les premières visées coloniales remontent déjà à l'époque de Ca-
vour
5
qui avait un souci d'expansion commerciale. Dans ce but, Cavour
va soutenir les actions de Raphaël Rubattino
6
. Cet armateur avait un
grand intérêt pour la marine à vapeur et avec le soutien de Cavour, il va
obtenir la concession du service maritime de la Sardaigne et va prolonger
la ligne maritime qui relie Gênes-Cagliari jusqu'à Tunis et ce pour favori-
ser les rapports économiques et politiques avec la colonie italienne pré-
sente en Tunisie. Rubattino avait aussi un grand intérêt pour le Moyen-
Orient et l'Afrique du nord. Ceci peut être lié à une autre idée issue du
Risorgimento qui est celle de la position privilégiée que se doit d'avoir
l'Italie en Méditerranée. Cette politique orientale et nord-africaine initiée
par les actions de Rubattino est un élément qui se retrouve dans toute
l'histoire coloniale italienne. Cette politique est aussi marquée par la
prudence parce que l'Italie, jeune Etat, veut éviter de bousculer ses voi-
sins qui sont beaucoup plus puissants. Cette faiblesse se retrouvera aussi
dans toute les entreprises coloniales italiennes, pour lesquelles l'Italie doit
toujours rechercher le soutien de la France et/ou de la Grande-Bretagne.
5
Cavour (Camillo Benso, comte de, 1810-1861) : « Après une éducation militaire, il se consa-
cra aux études économiques et appliqua le résultat de ses recherches et de ses voyages dans
l'administration de ses propriétés agricoles. Elu au Parlement en 1848, après les réformes cons-
titutionnelles piémontaises, il fut ministre de l'Agriculture (1850), des Finances (1851) et enfin
président du Conseil (1852). Pour assurer des conditions internationales favorables à l'expan-
sion piémontaise dans la péninsule, il participa à la guerre de Crimée. En juillet 1858, à Plom-
bières, lors d'une rencontre avec Napoléon III, il obtint l'aide de la France contre l'Autriche.
Sauf une brève parenthèse, il dirigea la politique de son pays pendant les événements de 1859
et 1860 » Sergio Romano, op. cit., page 334.
6
Raphaël Rubattino (1810- ? ), était en 1841 à la tête d'une compagnie maritime qui possé-
dait quatre navires à vapeur, ce qui faisait de cette compagnie l'une des plus importantes de la
Méditerranée. En 1869, la Société Rubattino acquiert pour le compte du gouvernement italien
les droits sur la baie d'Assab sur la mer Rouge, et en 1882, le Royaume d'Italie acquiert les
droits de la Société Rubattino sur la baie d'Assab qui devient ainsi la première colonie italienne.
Aux efforts de Cavour et de Rubattino vont s'ajouter ceux de Cris-
toforo Negri
7
. Celui-ci va tenter d’intéresser les milieux économiques de
la péninsule aux ressources des pays extra-européens et ce par divers
moyens comme le développement des services consulaires, des publica-
tions par lesquelles Negri tente de démontrer l'utilité des compagnies ma-
ritimes, des appels aux commerçants italiens à s’intéresser beaucoup plus
aux colonies et au commerce avec l'Orient et l'Afrique. En 1857, Cristo-
foro Negri envoya au Père Massaia
8
« une lettre dans laquelle il lui ex-
primait le désir de conclure des traités d'amitié, de navigation et de com-
merce avec les divers princes de l'Abyssinie, ou tout au moins avec les
plus puissants du pays. Il lui demandait également si aucun de ces prin-
ces ne voulait civiliser son pays et dans quelle contrée le commerce était
le plus considérable »
9
. En fait, par l'acquisition de colonies, l'Italie
poursuivait trois objectifs :
• constitution de colonies pénales pour y déporter les condamnés d'Italie
du sud (où le brigandage était assez important),
• acquérir des colonies servant d'exutoire à l'émigration italienne,
• et la recherche de débouchés maritimes et économiques.
A la veille de l'achèvement de son unité, l'Italie posait les bases de
ses politiques coloniales. Malgré l'importance des voyages d'explora-
tions et missionnaires
10
, le jeune Royaume d'Italie fait preuve d'une
grande prudence car l'achèvement de son unité ne peut être garantie sans
le soutien de la France et de la Grande-Bretagne. L'Italie ne peut donc se
permettre de se présenter comme une nouvelle concurrente au niveau
colonial pour la France et la Grande-Bretagne. Les efforts de pénétration
commerciale de Cavour restent prudents. Les efforts des missionnaires
ne bénéficient pas du soutien nécessaire du Royaume de Piémont-
Sardaigne car toute la diplomatie de Cavour était concentrée dans la pré-
paration de la guerre d'unité de la péninsule italienne.
7
Cristoforo Negri, chef de la Division pour les consulats et pour le commerce au Ministère des
Affaires Etrangères, il était convaincu de la nécessité pour l'Italie de réaliser son expansion
coloniale.
8
Missionnaire qui se trouvait chez les Galla en Ethiopie.
9
V.A. Marcotte, L'Italie dans le monde, éditions Anc. Etabl. Aug. Puvrez, Bruxelles, 1941,
page 184.
10
« Parmi les pionniers italiens en Afrique, Carlo PIAGGIA occupe une place éminente ( ... )
Ces premiers voyages annoncent aussi ceux de Romulo GESSI, le Garibaldi du Soudan »
Jean-Louis Miège, op. cit., page 21. Entre 1823 et 1829, le Pape Léon XII va vouloir prendre
en main les activités missionnaires jugeant de l'urgence de celles-ci. D'où la constitution de
missions en Ethiopie dont celle du Père Léone des Avanchers, qui fut chargé par le Père Mas-
saia d'entamer des négociations avec les princes abyssins, proposa à Negri l'acquisition de
territoires le long du littoral éthiopien. Etant obliger de ménager la France et la Grande-
Bretagne, Negri déclina fermement cette proposition ne voulant pas heurter les deux grandes
puissances européennes dans leur jeu de rivalités coloniales.
En 1870, lors de l'achèvement de son unité avec l'annexion de
Rome en octobre de la même année, l'Italie avait donc déjà posé les bases
de sa politique d'expansion coloniale, dont le Moyen-Orient, la mer
Rouge, l'Afrique du nord et l'Afrique orientale allaient constituer les zo-
nes d'expansion visées par le jeune Royaume d'Italie.
B. Le colonialisme italien en 1871 et les difficultés des premières
entreprises coloniales :
En 1871, le jeune Royaume d'Italie est au prise avec de graves dif-
ficultés internes. Du point de vue économique et financier, l'Italie va
souffrir de la grande dépression économique mondiale de 1873 qui va
aggraver les problèmes financiers de l'Italie. Celle-ci sera alors obliger
d'emprunter à l'étranger, surtout à la France. L'énorme déficit budgétaire
handicape le développement de l'armée qui connaît de graves difficultés
matérielles. Du point de vue administratif, l'Italie rencontre encore beau-
coup de problèmes car l'organisation administrative de la péninsule se
fait difficilement, et du point de vue politique, le pays légal représente
moins de 2,3 % de la population qui est très aphatique. Les élus prati-
quent l'absentéisme, les grandes perspectives de politique étrangère man-
quent : « après des années fébriles les hommes de gouvernement ne son-
gent qu'au repos ou aux fructueuses affaires. Quant à la masse, à l'opi-
nion publique, elle ne peut que demeurer indifférente aux problèmes qui
dépassent son horizon quotidien. Près des trois quart des habitants de la
péninsule sont en 1871, totalement illettrés »
11
. De plus, les premiers
Président du Conseil mènent une politique extérieure prudente et ce dans
un souci de donner une image pacifique du jeune Royaume d'Italie
12
.
L'idéal d'expansion coloniale ne se maintenait que par l'action de
quelques armateurs, de fonctionnaires du ministère des affaires étrangè-
res à Rome et de quelques consuls. Les initiatives avaient un caractère
plus commercial que colonial et ce à cause du manque de soutien de la
part du gouvernement italien. Ces activités étaient surtout concentrées en
Afrique du Nord, notamment en Tunisie où la colonie italienne est la mi-
norité européenne la plus importante. L'ouverture du canal de Suez fit
naître de grands espoirs de développement commercial avec le Moyen-
Orient où la colonie italienne était également fort présente
13
. Dans la
11
Jean-Louis Miége, op. cit. , page 26.
12
Marco Minghetti entre 1873 et 1876, à la tête d'un gouvernement de droite, et Agostino
Depetris entre 1876 et 1878, qui était à cette époque à la tête de son premier gouvernement de
gauche.
13
Il y avait une importante colonie italienne en Egypte, ce qui permettait aux compagnies de
navigation, comme la Société Rubattino ou la Société Lavrello, d'entreprendre le développe-
ment de leurs lignes maritimes vers cette région où le commerce était très important puisque sa
situation géographique permet d'être en contact avec le commerce de l'Empire Ottoman et avec
le commerce des Indes.
péninsule, l'ouverture du canal de Suez ravivait « l'espoir que l'Italie
pourrait à nouveau, grâce à sa position privilégié, être ce qu'elle fut autre-
fois, c'est-à-dire la route principale entre l'Europe et l'Orient »
14
.
Ce n'est qu'à partir de 1876 que le jeune Royaume d'Italie va re-
prendre activement la poursuite de ses desseins coloniaux. En effet, une
série d'éléments nouveaux vont pousser à la création d'une véritable poli-
tique d'expansion coloniale :
• la création de sociétés géographiques et d'exploration
15
,
• la fondation à Milan en juillet 1877 du premier véritable organe
colonial par Manfredo Camperio
16
, L'Esploratore, giornale di viaggi e
di geografia commerciale,
• le même Manfredo Camperio favorisa la création à Milan,en 1879, de
la Societa d'Esplorazioni Commerciali in Africa, qui bénéficiait du
soutien des grands industriels lombards,
• le grand essor économique de l'Italie du nord à partir de 1878-1880 va
créer une vitalité économique de la bourgeoisie du nord qui est mal-
gré tout divisée entre un courant hostile au mouvement colonial et un
autre soulignant la grande importance de l'expansion coloniale,
• les succès de la Societa d'Esplorazioni Commerciali in Africa va ac-
centuer l'enthousiasme des industriels lombards pour les entreprises
coloniales
17
,
• le développement de l'émigration est un facteur déterminant dans le
réveil de l’expansionnisme colonial italien, puisqu'il constitue pour la
plupart des Italiens un moyen d'améliorer leurs conditions de vie.
Outre les éléments cités ci-dessus, il en est un qui va avoir une im-
portance cruciale dans la reprise de l'expansion coloniale italienne. Il
s'agit de l'affaire de Tunis. La Tunisie constituait pour la politique
extérieure de l'Italie « le premier espoir et la première tentative d'une
politique active d'expansion italienne en Méditerranée »
18
. La pré-
14
Carlo Schanzer, L'acquisto delle colonie e il diritto pubblico italiano, éditions Ermanno
Loescher & C.°, Roma, 1912, page 61, « ( ... ) la speranza che l'Italia potesse, mercè a la sua
posizione privilegiata, tornar di nuovo ad essere cio' che era stata altra volta, la via normale dei
traffici fra l'Europa e l'Oriente ».
15
Création en 1867 de la Societa Geografica Italiana à Florence. Elle eut peu d'importance
jusqu'en 1873 lorsqu'elle se transféra à Rome. C'est à partir de cette période qu'elle commença à
nouer des liens avec les autres sociétés géographiques européennes, et que son Bolletino della
Societa Geografica Italiana commença à connaître un grand succès.
16
Manfredo Camperio (1826-1899) : après avoir participé activement aux luttes du Risorgi-
mento, il devient député en 1874. Il dirigea l'Esploratore de 1877 à 1885, et en 1894, il crée le
Consorzio industriale italiano per lo sviluppo del commercio nell'Estremo Oriente.
17
Ceci mena à la création d'une nouvelle société pour l'Abyssinie et l'Afrique équatoriale ;
en 1880 se créa à Naples La Societa Africana d'Italia.
18
Jean-Louis Miège, op. cit., page 35.
sence italienne dans la Régence était importante, ce qui accentuait les
espoirs italiens de voir la Tunisie devenir une colonie italienne. La
France a également des visées sur la Tunisie et sera appuyée dans ses
projets par les autres grandes puissances dont l'Allemagne. En effet,
le Chancelier Bismarck poussera la France vers la Tunisie dans le but
de détériorer ses relations avec l'Italie et attirer cette dernière dans le
camp allemand. Le consul général Maccio mène en Tunisie une poli-
tique active en faveur des 10 000 colons italiens installés sur place.
Voyant le danger arriver, « en mai 1881, un corps expéditionnaire
français impose au gouvernement beylical le traité de protectorat du
Bardo sans que l'Italie, dépourvue d'armée et de flotte, put intervenir.
Cette humiliation provoque en Italie une profonde vague d'hostilité à
l'égard de la France »
19
. Cette affaire de Tunis, même si elle contri-
bue à l'accentuation de la volonté d'expansion coloniale de l'Italie,
met en avant les énormes difficultés que rencontre les Italiens lors-
qu'ils veulent mettre en application leur volonté d'expansion. En ef-
fet, lorsque l'Italie commence à devenir une grande puissance, c'est-à-
dire ver 1880-1881, il reste peu de territoires intéressants à conquérir
en Afrique, et comme le montre l'affaire de Tunis, l'Italie trouvera
toute la rive méridionale de la Méditerranée fermée à ses ambitions
coloniales.
Les ambitions italiennes se tournent alors vers les côtes orientales
de l'Afrique. Ceci était vu d'un bon oeil par la Grande-Bretagne, et
« cette entreprise allait être favorisée par le Cabinet St-James, dési-
reux de battre en brèche par tous les moyens l'influence française,
alors très grande en Egypte et au Soudan »
20
. Les Italiens vont pro-
gressivement s'accaparer (entre 1877 et 1880), par l'intermédiaire du
missionnaire Giuseppe Sapeto, les territoires proches de la baie d'As-
sab. Suite à de graves tensions entre Egyptiens et Italiens, le gouver-
nement britannique intervint et reconnaissait le 15 mai 1882 la souve-
raineté et la possession de l'Italie de la baie d'Assab. La Société Ru-
battino procéda alors au transfert de propriété et l'Italie, par la loi du 5
juillet 1882, fit d'Assab sa première véritable colonie. Après avoir
acquit la baie d'Assab, le débat sur la politique coloniale à suivre
continuait au sein du gouvernement italien, qui était convaincu de la
nécessité de renforcer ses positions acquises dans la mer Rouge. Une
expédition militaire pour occuper Massaouah se préparait, tandis que
« les députés de Renzis, di Camporeale, Oliva et Canzi rappelait au
gouvernement que l'objectif de la politique coloniale restait la Médi-
19
Pierre Milza, Les relations internationales de 1871 à 1914, éditions Armand Colin, collec-
tion Cursus, deuxième édition, Paris, 1995, page 29.
20
André Touzet, Le problème colonial et la paix du monde, volume 2, Librairie du Recueil
Sirey, Paris, 1938, page 5.
terranée »
21
. Le 5 février 1885, l'armée italienne (des marins et des
bersaglieri) débarquent à Massaouah, alors que les Britanniques ve-
naient le même jour difficilement à bout de l'insurrection mahdiste au
Soudan. L'Italie s'établissait dans cette partie de l'Afrique avec le
soutien de la Grande-Bretagne qui voyait en l'Italie le moyen de limi-
ter l'influence française dans la région. A partir de leurs positions ac-
quises sur la mer Rouge, l'Italie va tenter une pénétration à l'intérieur
de l'Abyssinie. C'est là le début d'une longue lutte avec les peuples de
l'actuelle Ethiopie sur laquelle nous reviendrons largement dans les
chapitres suivants
22
. L'occupation italienne s'étendit en 1888 jusqu'à
Asmara (au large des côtes de l'Erythrée). L'expansion italienne en
Afrique Orientale inquiétait les Français, ce qui créa de vives tensions
dans les relations italo-françaises qui s'étaient fort détériorées depuis
l'affaire de Tunis.
A la fin des années 1880, malgré les difficultés rencontrées et les
résultats plutôt décevants de la politique coloniale, l'Italie fait partie
des nations colonisatrices. L'Italie, dans l'organisation de ses premiè-
res colonies, allait s'inspirer du modèle britannique. Une législation
coloniale qui organisait les colonies et possessions italiennes com-
mençait à se mettre en place
23
. L'influence du modèle des Crown co-
lony britanniques peut s'expliquer par le fait que la Grande-Bretagne
contribua aux acquis de l'Italie dans sa politique d'expansion colo-
niale en Afrique orientale. Mais l'Italie est encore fort inexpérimen-
tée dans le domaine colonial et commet des erreurs qui lui coûtent
énormément du point de vue financier et surtout du point de vue hu-
main. Ces premières expériences coloniales coûtent beaucoup plus
qu'elles ne rapportent, mais l'obstination des hommes politiques ita-
liens vont pousser l'Italie dans des aventures dont elle sortira souvent
humiliée et meurtrie. Comme le souligne Benedetto Croce
24
, « depuis
21
Giacomo Perticone, L'Italia contemporanea (1871-1948), in Storia d'Italia, vol. IX, Arnaldo
Montadori editore, Verona, 1962, page 285, « gli si ricorda (dai deputati de Renzis, di Campo-
reale, Oliva, Canzi) che l'obiettivo di una nostra politica coloniale restava il Mediterraneo ».
22
Les garnisons italiennes étaient constamment attaquées par les soldats du Négus, et en 1887,
le ras Alula anéanti la colonne de Cristoforis à Dogali, ce qui provoqua en Italie une vie émo-
tion. C'était là le début d'une série d'humiliations qu'allaient subir les ambitions coloniales
italiennes en Afrique Orientale.
23
La législation coloniale italienne vit le jour avec la loi organique n. 857 du 5 juillet 1882,
« qui donnait à Assab le régime politico-législatif étendu ensuite aux nouvelles possessions
italiennes de la mer Rouge », Gennaro Mondaini, La legislazione coloniale italiana nel suo
sviluppo storico e nel suo stato attuale (1881-1940), Istituto per gli Studi di Politica Interna-
zionale, Milano, 1941, page 23, « che dava allo stabilimento coloniale di Assab il regime poli-
tico-legislativo esteso poi ai nuovi possedimenti italiani del Mar Rosso ».
24
Croce (Benedetto, 1866-1952) : « Philosophe, historien, critique littéraire. Bien que sa vie
ait été entièrement consacrée aux études, il joua de temps à autre un rôle considérable. Il fut
ministre de l'instruction publique dans le dernier gouvernement Giolitti (1920-1921); au Sénat,
il s'éleva contre le gouvernement fasciste; il fut le maître à penser des intellectuels antifascistes
pendant le régime et présida le parti libéral dès sa reconstitution après la Seconde Guerre mon-
diale jusqu'en 1948 », Sergio Romano, op. cit., page 336.
le début les erreurs commisent par inexpérience politique comme mi-
litaire furent nombreuses, et de plus grandes seront commises par la
suite »
25
. En effet, Francesco Crispi à partir de 1887 va entamer une
politique coloniale agressive qui sera lourde de conséquences pour
l'Italie. Avant d'analyser la politique d'expansion coloniale de Crispi,
nous allons tenter d'analyser les arguments invoqués par l'idéologie
coloniale italienne par lesquels les politiques d'expansion coloniale
tente de se justifier.
C. Les arguments de l'expansion coloniale italienne :
L'idéologie coloniale italienne va se développer entre 1884 et
1890. Du point de vue politique et économique, les arguments invo-
qués pour justifier les politiques d'expansion coloniale ne présentent
pas d’originalité par rapport aux arguments habituels de l'expansion-
nisme. De ce point de vue là, les politiques d'expansion coloniale ita-
liennes se rapprochent de celles de la France et de la Grande-
Bretagne.
Les originalités vont provenir des arguments historiques et surtout
des arguments démographique, ces derniers étant les plus spécifiques
à l'idéologie coloniale italienne.
C. 1 Les arguments économiques et politiques.
Les arguments à caractère économiques sont les classiques favo-
risant l'expansionnisme : le besoin de matières premières qui man-
quent à la mère patrie, la nécessité de réagir face à la fermeture des
marchés extérieurs et face aux progrès du protectionnisme, besoins de
marchés lointains pour développer les activités de la marine. De ce
point de vue, l'Italie poursuit « les trois mobiles essentiels de la politi-
que de conquête des Etats capitalistes contemporains » évoqués par
N. Boukharine : « aggravation de la concurrence pour la possession
des débouché, des marchés de matières premières et des sphères d'in-
vestissement de capital »
26
.
25
Benedetto Croce, Storia d'Italia dal 1871 al 1915, edizioni Gius. Laterza & Figli, Bari,
1934, page 131, « Fin da principio gli errori commessi per inesperienza cosi' politica come
militare furono parecchi, e più' grossi se ne commisero in séguito ».
26
Nicolas Boukharine, L'économie mondiale et l'impérialisme, esquisse économique, éditions
anthropos, Paris, 1967, page 101.