INTRODUCTION
Les raisons profondes qui nous ont conduite à songer à l’interculturel au théâtre
comme sujet central de cette recherche partent de loin. Elles trouvent notamment leur
origine dans notre vécu personnel. Juive, dans une Italie catholique, et femme, dans
une société patriarcale, le sentiment de « différence » a fait très tôt son apparition
dans notre manière de percevoir le monde. Suite à notre déménagement dans un
Canada en quête lui-même de ses assises culturelles, les questionnements sur les
valeurs authentiques qui caractérisent l’identité des individus et des peuples n’ont pu
que s’intensifier. La réflexion sur les relations entre identité et altérité est ainsi
devenue une partie intégrante de notre quotidien en ce qui a trait à notre pratique
théâtrale et s’est transformée progressivement en un véritable modus vivendi.
D’abord comme comédienne, ensuite comme metteure en scène, nous n’avons pu
nous empêcher d’emprunter un parcours artistique interculturel.
Toutefois, nos pratiques théâtrales n’arrivaient pas à dissiper notre perplexité quant à
ce qu’est vraiment l’interculturel au théâtre. Nous éprouvions une frustration
croissante face à la perception qui a cours concernant les questions ou les spectacles
interculturels. Nous voulions surtout analyser les aspects positifs de ce sujet puisque,
dans un Québec qui n’a pas encore résolu certaines contradictions par rapport aux
cultures qui s’y sont développées, les notions telles que « ethnicité », « minorité »,
« multiculturel », « interculturel » « communautés culturelles » demeurent toujours
problématiques.
Ainsi, quand nous avons décidé de faire graviter cette recherche autour de la question
de l’interculturel au théâtre, nous avons dû nous confronter à deux problèmes
2
majeurs, à savoir: la complexité qui caractérise ce sujet et le manque d’instruments
pour le saisir.
Par complexité nous entendons le fait que le concept de culture et de relations entre
des cultures différentes au théâtre ne peut pas se réduire à une simple addition
d’accents, de couleurs de peau ou de techniques de jeu. C’est plutôt le dialogue et la
négociation qui émergent des croisements entre ces aspects des cultures qui sont au
cœur de l’approche interculturelle. Chaque culture est porteuse d’une spécificité à
plusieurs dimensions (psychologique, sociopolitique, économique, historique,
linguistique, religieuse, éthique, etc.). Les cultures au théâtre doivent donc être
analysées d’après les couches profondes qui les composent et qui s’y juxtaposent.
Cela permet d’éviter de les appréhender selon des idées stéréotypées.
Par manque d’instruments nous entendons le fait que, pour saisir cette complexité qui
caractérise les relations interculturelles au théâtre, il est aussi nécessaire d’avoir une
palette d’instruments appropriés d’analyse. C’est bien à ce niveau que nous avons
constaté une carence de modèles, dans le cadre de la discipline théâtrale, pour nous
aider à mieux éclaircir la complexité de ce sujet.
Pour expliquer la complexité de la question interculturelle au théâtre et la nécessité
d’une théorie appropriée pour mieux en décoder les ramifications, nous allons relater
une expérience qui a concouru à faire émerger divers questionnements sur lesquels se
fondent nos analyses.
En septembre 1998, nous nous trouvions à Stockholm pour participer à un colloque
international portant sur les différences de jeu entre les acteurs italiens et les acteurs
suédois. C’est à cette occasion que nous avons assisté au spectacle de La Celestina,
mis en scène par Robert Lepage au Royal Dramaten Teater de Stockholm. Cette
pièce, qui raconte les mésaventures de la servante Celestina dans ses efforts pour
3
consolider les liens amoureux entre Melibea et Calisto, est une tragi-comédie qui
demeure profondément ancrée dans la culture espagnole du XVI
e
siècle. Elle est
représentative de l’univers éthique et social, des valeurs, des croyances et des
coutumes d’une époque, aussi effervescente qu’incertaine, comme ont pu l’être les
décennies qui précèdent le glorieux Siècle d’or.
Cependant, si le texte lui-même est déjà le résultat d’une écriture composée d’une
superposition d’univers culturels (au moins trois!) et d’interprétations issues de divers
auteurs
1
, l’ensemble de la production scénique de Lepage au Dramaten Teater a
ajouté d’autres couches culturelles. Cette fable d’origine espagnole était mise en
scène par un Québécois, jouée par des acteurs suédois, pour un public en majorité
suédois.
Dans notre perception personnelle, il y avait là suffisamment d’éléments pour que
nous éprouvions - en tant que spectatrice « italo-canadienne » - ce sentiment de
dépaysement et d’étrangeté qui est typique de toute expérience de contact avec
l’altérité. Sur scène, par exemple, il nous semblait que le jeu plutôt retenu et cérébral
des comédiens contrastait avec l’histoire fougueuse et aux tons méditerranéens
racontée par la pièce.
Or, même si durant le spectacle nous avons eu la sensation qu’un croisement de
cultures était à l’œuvre, nous avons découvert quelques jours plus tard que cette
perception du spectacle nous était personnelle.
En effet, lors d’un séminaire que nous avons donné au département de théâtre de
l’Université de Stockholm, nous avons demandé aux étudiants qui avaient assisté à
1
Bien que l’origine de Celestina soit encore entourée de mystère, il semblerait que le premier acte de la pièce a
d’abord été écrit par Juan de Mena ou par Rodrigo Cota. Par la suite, en 1500-1502, Ferdinando de Royas y a
ajouté 15 actes et le Prologue. C’est autour du 1510 que Alonzo de Proasa a enfin achevé le travail en y insérant
cinq autres actes.
4
cette mise en scène de Lepage, s’ils croyaient qu’il s’agissait d’un exemple de théâtre
interculturel. Leur réponse fut instantanée et unanime: pour eux, ce spectacle ne
pouvait pas être interculturel parce qu’il n’y avait rien « d’étranger » dans la
représentation en question.
Nous avons alors procédé avec les étudiants à l’élaboration d’une énumération
sommaire des aspects culturels qui étaient susceptibles de faire émerger la notion
d’«étrangeté » dans ce spectacle. Les éléments qui en sont ressortis sont:
A) la langue parlée sur scène par les acteurs;
B) la nationalité des acteurs;
C) le lieu (le théâtre) où se déroule le spectacle;
D) les techniques de jeu adoptées par les acteurs.
Les étudiants scandinaves avaient donc utilisé comme angle de lecture la nationalité,
la langue et les techniques de jeu des comédiens ainsi que le référent géographique du
lieu théâtral.
Selon ces critères, la production de Lepage n’avait rien d’étranger ni d’interculturel
parce que, dans cette mise en scène:
a) la langue parlée était le suédois;
b) les comédiens étaient tous suédois (des artistes-vedettes assez populaires en
Suède);
c) le théâtre où se déroulait le spectacle était dans la ville même des étudiants;
d) la performance ne présentait aucune référence (technique de jeu, esthétique,
traditions) à l’Orient et aux cultures asiatiques.
Ces spectateurs avaient considéré ce spectacle comme étant culturellement
« homogène », c’est-à-dire « monoculturel », puisque les référents culturels
(nationalité, lieu et langue) et les conventions théâtrales (techniques, esthétiques)
étaient familiers.
5
Ce qui est encore plus frappant dans cette expérience, c’est que les étudiants
n’avaient nullement tenu compte de l’appartenance culturelle des auteurs et/ou du
metteur en scène. Pour ces étudiants, le spectacle de Lepage ne mettait en cause
qu’une seule culture parce qu’il n’y avait ni techniques orientales, ni éléments
étrangers visibles.
Ainsi, pour ces spectateurs, les critères qui définiraient le degré d’étrangeté et de
familiarité d’un spectacle semblent graviter autour du comédien et de la ville où le
spectacle a lieu. Selon cette perspective, il suffit donc que la pièce soit jouée dans la
même langue que celle du public et que les comédiens possèdent la même nationalité
que les spectateurs pour que toutes les autres couches identitaires du spectacle et du
texte dramaturgique soient évacuées.
Or, pour nous, ces critères ne suffisent pas à expliquer de manière exhaustive et
articulée tous les facteurs culturels qui interviennent lors du processus créateur et de
l’événement théâtral. En se fiant à cette ligne de pensée, faudrait-il écarter les
diverses appartenances culturelles du reste de l’équipe de production? De plus,
qu’arrive-t-il dans des contextes sociaux où le public est composé de personnes
d’origines culturelles diversifiées, comme dans les sociétés multiculturelles tels le
Canada ou l’Australie? Dans ces conditions, les critères mentionnés plus haut
peuvent-ils vraiment faire l’unanimité?
Face à ces constatations, nous a semblé nécessaire d’interroger les notions
d’«identité » et d’« altérité », le rôle de la « culture » et la façon dont les relations
interculturelles s’actualisent au théâtre. Quelles caractéristiques sont censées entrer
en ligne de compte pour conférer à un spectacle ses dénotations culturelles?
En outre, ces questions se complexifient davantage du fait que les paramètres qui
permettent de saisir un phénomène interculturel donné ne sont pas définis à l’avance,
6
mais doivent constamment être ajustés et re-configurés sur la base de l’angle de
lecture choisi dès le départ par le chercheur et/ou le praticien, et selon les
caractéristiques du phénomène à analyser. Il est donc important de toujours se
positionner par rapport à chaque cas particulier.
L’interculturel se trouve en effet dans le regard du chercheur plutôt que dans la
pratique de l’artiste, et les décisions que le chercheur doit prendre au niveau des
paramètres qui définissent ses analyses sont nombreuses. En guise d’exemple: est-ce
que le phénomène de l’interculturel est identifiable au niveau du travail du metteur en
scène, du comédien, de l’auteur, ou bien l’est–il essentiellement au niveau de la
lecture que le spectateur fait du spectacle? Est-ce que la relation interculturelle se
matérialise seulement durant le spectacle, lors de la rencontre entre l’acteur et le
public ou est-ce que les échanges entre identité et altérité sont aussi possibles avant
l’événement théâtral, c’est-à-dire pendant le processus créateur? Ces questions, qu’il
faut se poser au préalable, sont fondamentales afin d’adopter des perspectives
suffisamment précises et pour effectuer des choix méthodologiques éclairés.
Dans le cadre précis de cette thèse, nous avons d’abord considéré les diverses options
théoriques qui sont communément utilisées en théâtrologie pour trouver des pistes qui
puissent élucider ces questionnements. Nous avons envisagé l’application de
certaines grilles d’analyse issues de la sémiologie et de la pragmatique théâtrales,
mais cela n’a pas résolu nos doutes quant à la nature des relations entre les cultures au
théâtre.
Nous croyons que le problème de ces approches est que ni les « signes », ni les
« actes de langage » ne tiennent compte de la « variable humaine » qui nous semble,
pourtant, être au cœur de toute question interculturelle au théâtre.
7
Quels sont donc les outils théoriques les plus adéquats pour nous aider à identifier les
véritables enjeux qui caractérisent les relations interculturelles théâtrales? En
essayant de répondre à cette question, nous nous sommes trouvée face à une véritable
pénurie de moyens et de méthodologies de travail. C’est à ce point que la deuxième
problématique a fait surface.
Le théâtre interculturel souffre, en effet, d’un manque flagrant de théories auxquelles
faire référence et sur lesquelles s’appuyer pour mieux analyser le phénomène. Ceci
est d’autant plus important que, comme l’indique la théâtrologue Una Chauduri,
l’interculturel, entendu comme une manière particulière de concevoir les relations
entre les cultures des participants à un projet théâtral, n’a pas encore réussi à mettre
au point ses fondements conceptuels et, par conséquent, à exploiter au maximum son
potentiel :
(I)nterculturalism will come into focus when it is no longer a mere effect of
heterogeneity but becomes a self-conscious practice, with a developing theory
of its own, an awareness of the political meaning of various representational
options presented by texts, and most importantly, a recognition of its own
cultural power ( Chaudhuri, 1991:194).
Tout comme Una Chauduri, nous sommes persuadée que la question de l’interculturel
au théâtre doit devenir l’objet d’une réflexion importante dont il faut expliciter la
spécificité et les enjeux.
Mais, ce travail de réflexion ne sera jamais suffisamment efficace ni opératoire si on
ne met pas au clair pour commencer la manière de définir l’interculturel au théâtre. À
ce propos, il faut souligner que l’approche interculturelle au théâtre souffre d’un
véritable problème de définition.
8
En effet, l’interculturel se définit généralement de deux façons: la première, d’ordre
général, entend l’interculturel comme le croisement, voire l’intersection de certaines
manifestations des cultures (techniques, rites, coutumes, langues, etc.), c’est-à-dire,
comme une juxtaposition de ces aspects des cultures, sans tenir compte des
conséquences de ces croisements sur les personnes et les groupes impliqués; la
seconde, que nous devons aux sciences humaines, envisage l’interculturel comme une
réelle possibilité de négociation, d’échange et de dialogue entre personnes ou groupes
de cultures différentes.
Selon nous, c’est seulement à la première de ces définitions que l’art théâtral a le plus
souvent fait appel. Les analyses des pratiques interculturelles théâtrales se sont
limitées à observer les permutations et les emprunts d’esthétiques, de techniques, de
races et de langues venus d’« ailleurs » sans développer méthodologiquement une
pensée profonde (lire : méthodique) qui essaye de mieux cerner la rencontre humaine
qui découle de ces pratiques
2
.
De ce point de vue, l’anecdote des étudiants de Stockholm est éloquente. Un
spectacle est considéré par eux interculturel quand il présente des techniques et une
langue étrangères, en plus de venir d’un « ailleurs » géographiquement éloigné
3
. Ce
2
Il faut aussi souligner qu’il y a eu un abus du terme d’interculturalisme au théâtre. Ce terme a, en effet, été
utilisé souvent pour désigner n’importe quel phénomène théâtral dans lequel l’on remarque un voisinage de
diverses cultures, sans qu’on fasse la différence entre, par exemple, l’interculturalisme, le multiculturalisme et le
transculturalisme. En ce sens, ce n’est pas un hasard si dans cette thèse nous utilisons assez rarement le mot
interculturalisme. À ce terme, nous lui avons délibérément préféré celui d’interculturel. Ce dernier est plus
« souple », puisque, sans le suffixe « isme » qui évoque d’emblée des connotations politiques et fait référence aux
idéologies, il permet maintes possibilités de combinaison avec les substantifs qu’on veut lui associer au fur et à
mesure (« approche interculturelle », « relation interculturelle », « perspective interculturelle » etc.).
3
Toutefois, les critères de la distance géographique, de la langue ou de la nationalité ne recouvrent que
partiellement l’idée de culture. L’on peut remarquer que les gens qui habitent à l’intérieur d’une même aire
géographique et qui parlent la même langue peuvent avoir des manières bien différentes d’appréhender le monde
et les autres : « L'identité culturelle s'appuie sur des facteurs objectifs, comme l'héritage et l'histoire, le cadre
politique, les origines ethniques, les traditions, la langue, la religion. Mais elle repose autant sur des éléments
subjectifs » (Linton, 1965: 9). Ladmiral et Lipiansky ajoutent que: « C'est souvent un mythe, une idéologie ou
une illusion de croire que les nations constituent des ensembles culturellement homogènes.(...) Ainsi la
nationalité constitue une variable socio-culturelle parmi d'autres » (Ladmiral et Lipiansky, 1989:150). Dans le
spectacle suédois de Lepage, même si les acteurs, les auteurs et le metteur en scène sont des « Occidentaux »,
chacun d’eux baigne dans des époques, des lieux, des langues et des mentalités différentes, chaque artiste est
9
qui signifie que la culture-autre semble être surtout représentée par « l’acteur », et que
l’interculturel est une notion qui est plus proche de l’idée d’«étrangeté» (des
techniques, de la langue etc.) que de celle de « tension » et de « dialogue »
4
.
Il est facile d’en déduire que ces spectateurs se sont surtout basés sur la première des
deux définitions mentionnées plus haut. Ils ont en fait mis l’emphase sur les
« produits » de la culture (juxtaposition de techniques, rites, coutumes, langue, etc.),
plutôt que sur les « producteurs » de ces manifestations, c’est-à-dire sur les « agents »
( c’est-à-dire les artistes) qui sont à l’origine des expressions de ces cultures.
La perspective de l’interculturel adoptée par notre recherche repose, par contre, sur
une idée de la culture qui se distancie de toute définition qui la décrit comme une
donnée objective, c’est-à-dire comme un concept monolithique et invariable. Nous
partageons la vision de l’interculturel telle que traitée abondamment dans les écrits de
Ladmiral et Lipiansky. Cette vision:
Entend donc s'éloigner d'une conception substantialiste de la culture considérée
comme une sorte de donnée objective, autonome et relativement fixe; elle se
situe dans une perspective systémique et dynamique où les cultures
apparaissent comme des processus sociaux non-homogènes en continuelle
évolution et qui se définissent autant par leurs relations mutuelles que par leurs
caractéristiques propres (Ladmiral et Lipiansky, 1989:10).
façonné par son environnement socioculturel et familial et donne ainsi lieu à des sensibilités et à des perceptions
du monde différentes. Cette thèse cherche à mettre en relief justement la complexité qui découle des multiples
couches identitaires des participants (artistes et public) à un spectacle théâtral.
4
Il faut, par ailleurs, être conscients du danger qui fait que tout spectacle théâtral risque de se définir comme
« interculturel ». Qu'est-ce qui permet finalement de trancher entre le « théâtre en général » et le « théâtre à
vocation interculturelle »? Si l’on se réfère aux recherches en sciences humaines effectuées dans ce domaine, l’on
est en présence d’une relation interculturelle quand une tension entre identité et altérité est à l’œuvre. Cela nous
amène à penser que le théâtre devient «interculturel » quand on y observe une tension, une « mise en dialogue »,
entre identité et altérité. La condition préalable pour analyser un projet théâtral sous l’angle de l’approche
interculturelle serait donc celle qui prévoit une tension de nature dialogique entre identité et altérité. Ce postulat,
qui permet de tracer la ligne de démarcation entre ce qu’est le théâtre interculturel et ce qu’est le théâtre tout court
a évidemment généré plusieurs autres questionnements.
10
Ces deux problématiques inhérentes à la complexité de l’interculturel au théâtre (due
à la multiplicité des éléments qui le caractérisent ) et l’absence de modèles théoriques
pour le comprendre demeurent donc intimement liées. Il est fondamental de disposer
de divers outils cognitifs pour déchiffrer les multiples aspects des cultures qui
interviennent lors d’une production théâtrale interculturelle.
L’objectif principal envisagé ici consiste précisément à discerner les facteurs qui sont
à l’origine de ces deux problématiques. Nous voulons, d’une part, rendre compte des
multiples facettes qui composent les relations entre les cultures au théâtre et, d’autre
part, proposer des modèles cognitifs aptes à les expliquer
5
.
5
Il est évident que pour atteindre cet objectif, il faut garder une certaine flexibilité et ouverture d’esprit parce que,
dès que l’on touche à la question interculturelle au théâtre, les opinions et les idées se multiplient et, parfois
même, se contredisent. À titre d’exemple, Richard Schechner pense qu’aucune relation entre deux cultures
différentes ne peut jamais être égalitaire. Peter Brook, par contre, croit en la possibilité d’atteindre une harmonie
et un équilibre entre les cultures au théâtre. En effet, Schechner considère qu’une relation interculturelle est
toujours assujettie à une relation de pouvoir. Il explique qu’il est possible d’avoir une réciprocité entre deux
cultures différentes, sans pourtant que l’échange entre elles soit impartial. Pour illustrer cette idée, il utilise
l’exemple des Jeux Olympiques: « No exchanges are equal. This is also true between human beings. There is
always a power relation. It is never equal, although sometimes it can shift. That is the methodology of the liberal
democracy; that is also what the globalizers would like to think. It is like social communism : « We are all
running by the same race, we are all running by the same rules; some people will win and some people will loose,
but it is not the game’s fault…». What I am saying: the game is never quite fair. Take for example the Olympics:
it looks like if it is fair but those Countries which have the training facilities will be able to train their athletes.
Also, look at the games selected: most of the sports are Western sports. Every culture runs but not every culture
runs according to the same parameters. Then you have the Winter Olympic Games. How can you have Winter
Games while most of the world is at the tropics? How can such Countries from the tropics possibly compete in
the winter? In reality, the Winter Olympics are designed for Northern Europe and the Countries that have snow…
So as you can see, the principle of Olympics is very fair and they bring many Countries altogether, but only few
countries win most of the medals. So, the rules themselves are not fair. Reciprocity is always possible, but there
is no equal reciprocity (Richard Schechner interviewé par Denise Agiman, New York, 19 novembre 2001. Non
publié). La définition que Schechner donne des relations entre les cultures est prioritairement politique et
économique. Il fait notamment une lecture marxiste des relations interculturelles qui semble graviter autour de
l’idée d’exploitation. Au fond, la lecture de Schechner se veut une invitation, tant pour la pratique que pour la
recherche théâtrales, à ce que l’une et l’autre prennent toujours conscience des structures socio-économiques qui
sous-tendent les cultures, même si celles-ci relèvent de la dimension esthétique. Cependant, cette interprétation
des rapports entre les cultures au théâtre ne va pas dans le même sens que celle de Peter Brook. Ce dernier
considère que les rapports entre des artistes aux appartenances culturelles différentes jouissent d’un « statut
spécial » pendant la préparation d’un spectacle. Brook pense, à ce sujet, que certaines normes qui réglementent
normalement la vie civile et qui indiquent certaines démarcations qu’il faut respecter au nom de la « political
correctness », ne s’appliquent pas de la même façon à la dimension théâtrale. Des mots comme: « bon »,
« mauvais », « meilleur », « pire », qui impliquent des jugements de valeurs, sont employés sans cesse par
l’équipe et sans que cela comporte des attaques directes contre les personnes impliquées. Dans la sphère de
l’esthétique théâtrale, une transfiguration de la réalité s’opère. Celle-ci fait éclater certaines censures et limites
typiques dans les relations quotidiennes qui empêchent le plein épanouissement des relations entre les cultures
théâtrales. En ce sens, Brook focalise son art sur ce qui advient entre les comédiens au théâtre et ce, au-delà des
rapports de pouvoir existant entre les cultures dans la vie réelle. Ce qui préoccupe ce metteur en scène est
11
En essayant, donc, de faire le tour de la question sans pourtant prétendre la clore, ni la
limiter, nous avons conçu cette thèse en quatre grands volets. Quatre parties
principales divisées, à leur tour, en divers chapitres et sous-chapitres, composent le
contenu de la recherche.
La première partie décrit de façon analytique et critique et dans une perspective
historique quelques-unes des propositions qui ont marqué les tendances
interculturelles depuis le Romantisme jusqu’à nos jours. Est-ce que les propositions
théâtrales des créateurs que nous avons choisi d’analyser sont véritablement
interculturelles? Si oui, dans quelle mesure peut-on les considérer interculturelles?
En partant de l’époque de Schlegel, Goethe, en passant par celle de Nietzsche, et en
examinant au passage Artaud et Brecht, nous aboutissons à l’époque actuelle pour
tenter de comprendre comment l’Autre a été perçu par ces penseurs et hommes de
théâtre. Cet aperçu historique jouit d’une certaine importance dans la mesure où il
nous permet de vérifier comment certaines attitudes de la part des artistes, inhérentes
à leur manière de concevoir la relation à l’Autre, ont persisté dans des expressions
théâtrales contemporaines. Ces observations nous amènent en fait à considérer,
toujours dans la première partie de la thèse, l’approfondissement des propositions de
Jerzy Grotowski, Eugenio Barba, Richard Schechner, Peter Brook et Ariane
Mnouchkine. L’analyse critique que nous effectuons au sujet de ces créateurs, nous
sert à élucider la manière dont l’interculturel est perçu dans leurs démarches et
notamment le réseau d’échanges personnels qui se tissent durant le projet théâtral, plutôt que le réseau des
échanges sociaux, dictés souvent par les politiques étatiques. Brook caresse donc l’idée qu’une harmonie entre les
cultures est possible, avec et malgré tous les écarts politiques et économiques qui affectent ces mêmes cultures
dans leur contexte social. Les positions de Brook et de Schechner sont évidemment différentes. Cette polarité des
visions que ces créateurs nourrissent à propos des relations entre les cultures au théâtre n’est qu’un exemple,
parmi d’autres, qui démontre comment l’interculturel au théâtre peut générer des convictions diverses et peut
même être conçu de manière diamétralement opposée. Dans cette optique, notre vision de l’interculturel au
théâtre se situe dans une espèce de « zone grise » en ce sens qu’une prise de position « radicale » est à éviter.
Nous sommes en fait persuadée qu’une saine évolution de la recherche et des pratiques interculturelles dans le
domaine théâtral passe plutôt par une intégration des diverses propositions théoriques et pratiques. C’est
justement en toute connaissance de cette diversification qui caractérise les propositions interculturelles théoriques
et pratiques et de la sauvegarde de leur autonomie que nos avons entamé cette étude.
12
pensées, ainsi qu’à saisir la situation actuelle de l’interculturel dans le théâtre
occidental.
Suite à ces observations et, après avoir repéré quelques éléments et caractéristiques
récurrents dans la manière d’appréhender l’Autre au théâtre, nous amorçons la
deuxième partie de la thèse. Celle-ci se base, fondamentalement, sur la formulation
et le tissage de certains concepts issus des recherches interculturelles en sciences
humaines. Est-il possible de formuler des concepts qui soient aptes à mieux
comprendre le fonctionnement des cultures au théâtre et leur interrelations? Si oui,
quels sont ces concepts et comment peut-on les rendre opératoires? Les définitions
développées dans cette deuxième partie nous servent de substrat théorique et nous
fournissent les paramètres qui nous permettent d’entamer les analyses de cas qui vont
suivre.
La troisième et la quatrième parties de cette thèse portent, en effet, sur des études de
cas. Est-ce qu’il existe des pratiques théâtrales interculturelles auxquelles il est
possible d’appliquer quelques-uns des concepts théoriques que nous avons formulés
auparavant? Si oui, quelles sont-elles et lesquels de nos concepts peuvent y être
appliqués?
À la lumière de ces questionnements, nous avons choisi de travailler sur deux
créateurs dont les démarches artistiques semblent se conformer à certaines de nos
conceptualisations sur l’interculturel. Nous nous concentrons, d’abord, sur un
metteur en scène libano-franco-québécois, Wajdi Mouawad, et nous analysons tout
particulièrement un spectacle qu’il a adapté et mis en scène au Théâtre de Quat’Sous
à Montréal en 2001: Six personnages en quête d’auteur de Luigi Pirandello. Ensuite,
nous abordons l’examen de l’approche d’un metteur en scène et directeur artistique
italien, Marco Martinelli du Teatro delle Albe.
13
Il faut souligner à ce propos, que les approches de ces deux metteurs en scène
semblent épouser une problématique commune. Leurs démarches artistiques
montrent en effet une préoccupation qui découle du conflit entre art et vie, entre
société et théâtre. Cette préoccupation donne lieu à une tension entre les identités et
les altérités impliquées dans leurs projets théâtraux et laissent émerger plusieurs
questions, à savoir: Est-il possible de réaliser un projet théâtral interculturel qui
unisse des préoccupations sociopolitiques des cultures impliquées avec les priorités
esthétiques des artistes? Est-ce que les problématiques sociales du contexte
socioculturel des créateurs doivent être préservées et être en continuité avec
l’esthétique de l’œuvre ou doivent-elles, plutôt, être évacuées?
Dans l’étude qui concerne Wajdi Mouawad, nous nous sommes intéressée surtout à
voir comment il réussit à créer un équilibre entre les diverses composantes scéniques
et dramaturgiques de son projet et à établir des ponts entre ce spectacle qui propose
de nombreuses appartenances culturelles (italienne, franco-libanaise, québécoise,
russe, etc.) et le contexte socioculturel du public.
Dans les analyses qui portent sur Marco Martinelli, nous avons visé surtout à mettre
en lumière le rapport que celui-ci entretient avec l’environnement social dans lequel
baignent ses spectacles; environnement qui semble devenir de plus en plus
« métissé » puisque sa ville (Ravenna) est située dans une des régions d’Italie les plus
touchées par l’arrivée illégale d’immigrants sénégalais.
Il apparaît donc clairement que, dans le cadre de cette recherche, nous nous sommes
surtout concentrée sur la figure du metteur en scène
6
. De plus, dans le premier cas
théâtral étudié (Wajdi Mouawad), nous nous sommes penchée sur l’événement
théâtral alors que, dans le deuxième cas (Marco Martinelli) nous avons suivi de près
6
Il est entendu que d’autres études, sur le même sujet, pourraient se concentrer sur le concepteur, l’acteur ou la
réception.
14
le processus créateur du metteur en scène et de sa compagnie. Ces deux études de cas
(Wajdi Mouawad et Marco Martinelli), sont en outre effectuées à partir de grilles
d’analyse différentes. Ce choix dépend du fait que les modèles théoriques adoptés
dans les analyses de l’interculturel théâtral doivent, nécessairement, se conformer à la
spécificité des créateurs en question. Puisque les deux metteurs en scène retenus
présentent des différences sur le plan des contextes personnels, professionnels et
sociaux, nous avons dû ajuster nos observations en conséquence.
C’est aussi pour cette raison que cette recherche comporte une méthode inédite et
originale. À notre connaissance, il n’existe pas encore, à ce jour, de méthodologie
appropriée pour étudier le phénomène interculturel au théâtre de la manière que nous
l’envisageons, à savoir une méthodologie qui s’adapte à la spécificité des cas
théâtraux et qui met l’emphase sur la tension entre identité et altérité lors d'un projet
théâtral. Nous nous voyons par conséquent obligée d’en concevoir une.
Notre méthode se veut interdisciplinaire. Elle vise à tisser des concepts et des notions
diversifiés issus de diverses disciplines (anthropologie, sciences de la
communication, philosophie, sociologie, politologie, historiographie, théâtrologie,
psychologie). Elle entrelace certains modèles théoriques et propositions de
chercheurs et de praticiens de théâtre (Pavis, Fischer-Lichte, Féral, Schechner, Sauter,
Strehler, De Marinis, entre autres) avec les théories et les grilles d’analyse de
quelques penseurs qui ont opéré dans le domaine des sciences humaines (Geertz,
Ladmiral, Lipiansky, Clanet, Turner, Camilleri, Eco, Vattimo, Gadamer, entre
autres). L’agencement de diverses disciplines nous sert ici de plate-forme pour
constituer une réflexion suffisamment articulée et dense qui tient compte de la
complexité de l’interculturel au théâtre.
En dernière instance, cette thèse vise à proposer une trajectoire méthodologique qui
puisse, à la fois, stimuler la recherche théâtrale par des études de cas ponctuelles et
15
circonstanciées sur l’interculturel et, en même temps, susciter l’envie de développer
d’autres pratiques interculturelles.
Même si nous souhaitons que cette étude puisse aider les professionnels du théâtre à
mieux comprendre et à mieux vivre l’altérité, nous n’avons nullement la prétention de
croire que le parcours méthodologique ici envisagé soit le meilleur ou le seul
possible. Au contraire, ceci n’est que le début d’une réflexion qui, nous l’espérons,
saura se prolonger et se raffiner davantage grâce aux analyses et aux expériences
théâtrales qu’elle pourra susciter.