1
INTRODUCTION
La décision de travailler sur un écrivain belge pour mon mémoire vient de mon professeur de
littérature française, Jean Robaey, qui, après avoir remarqué mon intérêt pour les figures féminines
en littérature, m’a proposé d’analyser le roman Antigone d’Henry Bauchau.
C’est un auteur qui a écrit un cycle de romans mythologiques - Œdipe sur la route (1990), Diotime
et les lions (1991) et Antigone (1997) -, tous marqués par la volonté d’en faire des histoires
modernes.
Ici, je vais proposer une analyse personnelle d’Antigone, dont la protagoniste a joué un rôle clé dans
la vie de Bauchau, comme le témoigne le Journal d’Antigone, un ouvrage qui fait preuve des
recherches de cet auteur, des mouvements de son écriture, ainsi que de l’évolution de l’héroïne
grecque. Il s’agit donc d’un important instrument pour le lecteur qui s’apprête à interpréter le roman
Antigone.
En ce qui concerne la structure de mon analyse, j’ai décidé de me concentrer sur trois thèmes
fondamentaux, à chacun desquels j’ai consacré un chapitre. Tout d’abord, j’ai étudié l’importance
que le mythe revêt dans le monde contemporain ainsi que les revisitations de l’histoire d’Antigone,
en particulier chez les auteurs français. Dans la même section, j’ai expliqué en outre la valeur du
mythe d’Antigone pour Henry Bauchau, de sa décision de dédier un roman à cette héroïne, sans
négliger les difficultés que cette aventure a comportées.
Dans le deuxième chapitre, je me suis occupée de la comparaison entre la pièce originelle de
Sophocle et le roman de Bauchau, en remarquant les analogies et les différences, aussi bien au
niveau du style que du contenu. En particulier, j’ai insisté sur les opportunités et sur la liberté
offertes par le genre romanesque, qui permettent à l’auteur d’enrichir l’histoire avec de nombreuses
digressions.
Le troisième chapitre, enfin, se concentre sur la figure d’Antigone, dont la caractérisation émerge,
avant tout, grâce à son rapport avec des personnages fonctionnels tels que Créon, Hémon et Ismène.
Puis, en partant de l’étymologie de son nom, j’ai parlé de l’échec de vie de la protagoniste en tant
que femme, qui n’a pas pu procréer à cause de son attachement pour son père Œdipe et de sa
vocation à l’héroïsme. C’est précisément à la question de la virginité que Bauchau fait souvent
allusion dans les poèmes consacrés à Antigone dans ses recueils Heureux les déliants et Nous ne
sommes pas séparés, dont j’ai rapporté quelques fragments pour soutenir mes réflexions. Pour
conclure mon mémoire, j’ai abordé le thème de la lutte contre le pouvoir des hommes, où Antigone
vient à constituer un véritable exemplum pour revendiquer la dignité des femmes dans les sociétés
patriarcales.
2
CHAPITRE I
LA REVISITATION DU MYTHE D’ANTIGONE
La valeur universelle du mythe
« Pour moi ce n’était pas un mythe, Antigone est une des rencontres de ma vie et j’ai vécu
son histoire comme une histoire présente »1
À partir de cette affirmation le lecteur pourrait se demander pourquoi un écrivain du vingtième
siècle a montré un tel intérêt envers un mythe grec, une histoire qui semblerait dépassée,
appartenant à une époque qui ne paraît plus avoir de contact avec le monde contemporain.
Pourtant, Henry Bauchau précise qu’il s’agit d’une « histoire présente », qui continue à vivre, à
communiquer un message sans rester figée dans une époque antique pour laquelle on ne nourrit
qu’un profond respect sans enthousiasme.
En d’autres termes, le mythe ne se trouve pas dans une dimension hors de la contemporanéité, il ne
faut pas le considérer, pour citer la métaphore de Franco Suitner, comme une sorte de « vieux clou »
dont on doit se débarrasser au plus tôt.2 Au contraire, le mythe recèle la possibilité de parler du
présent, car il représente un produit de l’esprit humain, un répertoire séculaire composé de
personnages et de thèmes très variés qui naissent de notre créativité primordiale.3
Ce retour aux origines se manifeste surtout au XXe siècle, quand, grâce également aux contributions
de la philosophie et de l’anthropologie, nous avons commencé à percevoir la Grèce antique comme
une communauté très proche : il suffit de penser que la psychanalyse se nourrit de mythes grecs,
comme s’ils incarnaient des éléments constants de la psyché humaine ; et encore, la dramaturgie a
souvent exalté des figures telles que Narcisse, Œdipe, Prométhée et Ulysse, en leur attribuant une
valeur symbolique.4
Comme Jeannine Paque le précise dans son essai La question du genre ou les surprises du roman5,
la progression vers le mythe s’accompagne d’obscurité, il s’agit d’aller du réel au légendaire,
comme si on voulait découvrir un symbole capable d’expliquer le monde actuel. Il est possible de
remarquer donc une tension vers la polysémie, la polyvalence, car le mythe offre différentes
opportunités d’interprétation et présente plusieurs niveaux de lecture : en premier lieu, le niveau
dénotatif, qui correspond à l’histoire effectivement racontée, avec son intrigue et ses personnages ;
1
H. Bauchau, Journal d’Antigone 1989-1987, Arles, Actes Sud, 1999, p. 509.
2
Cf. F. Suitner, La critica della letteratura e le sue tecniche, Rome, Carocci, 2004, p. 54-55. Traduction en français de
l’expression italienne “un ferrovecchio di cui doversi sbarazzare al più presto”.
3
Ibidem.
4
Cf. G. Steiner, Le Antigoni, traduit en italien par Nicoletta Marini, Milano, Garzanti, 1990, p. 316.
5
Cf. J. Paque, La question du genre ou les surprises du roman dans Aa. Vv., Henry Bauchau. Un écrivain, une œuvre,
Actes du Colloques de Noci, Bologne, Clueb (Belœil), 1993, p. 161-175 : 164.
3
en second lieu, le niveau connotatif, concernant le message, le contenu latent qui peut être mis en
relation avec d’autres réalités.
En particulier, le mythe d’Antigone est entièrement humain, car aucun élément merveilleux ou
magique n’intervient dans l’action, par conséquent il peut être facilement adapté à la sensibilité
moderne, comme le témoigne le résumé de l’histoire :
Antigone est la dernière des Labdacides, la lignée d’Œdipe, le roi qui se crève les yeux après avoir
appris d’être parricide et incestueux sans le savoir : il a en effet tué son père Laïos et épousé sa mère
Jocaste. Quatre enfants sont nés de cette union : Étéocle, Polynice, Ismène et Antigone. Après son
aveuglement Œdipe quitte Thèbes avec sa fille Antigone, qui s’occupe de lui jusqu’à ce qu’Œdipe
ne meure dans les bois de Colone.
En même temps, Créon, son beau-frère, exerce le pouvoir à Thèbes tandis que les deux fils se
disputent le trône de façon tellement cruelle qu’ils s’entretuent. Créon interdit d’ensevelir Polynice
qui, ayant combattu contre Thèbes, est considéré un traître, mais Antigone, n’écoutant que les lois
des dieux, ignore l’ordre de son oncle et rend les devoirs funèbres à Polynice aussi.
C’est à ce moment que Créon condamne la fille à mourir dans un caveau muré. Après Antigone,
deux autres tragédies frappent la famille de Créon : son fils Hémon, amoureux d’Antigone, et sa
femme Eurydice se donnent la mort.6
Les réécritures du mythe d’Antigone
À partir de la tragédie de Sophocle de 441 av. J.-C., le mythe d’Antigone a donné naissance à
plusieurs réécritures, que Brunel, dans son Dictionnaire des mythes littéraires, classifie selon deux
lignes d’interprétation : la christianisation et la politisation du mythe.7
Quant à la première ligne, il faut citer tout d’abord la pièce de Robert Garnier au titre très
significatif : Antigone ou la Piété (1580). Dans cet ouvrage, l’auteur met en évidence le contraste
entre l’inhumanité de Créon, qui veut nier la dignité des morts en refusant de les ensevelir, et la
pietas d’Antigone, une vertu emblème des valeurs chrétiennes, qui évoque aussi bien la piété que la
pitié, à savoir la dévotion pour la divinité et la compassion pour les morts.8
Ensuite, Pierre-Simon Ballanche, dans son récit épique nommé Antigone (1814), revendique les lois
divines et l’honneur chez les morts comme les éléments principaux de l’histoire. C’est un choix qui
vise probablement à rendre au mythe sa validité universelle, sans le circonscrire dans une époque
définie. La particularité de cet auteur est constituée par sa décision d’éliminer tous les épisodes qui
heurtent contre l’enseignement chrétien : manquent, par exemple, les « scènes de lois », qui
6
Cf. P. Brunel, Dictionnaire des mythes littéraires, Éditions du Rocher, 1988, p. 87-88.
7
Cf. ivi, p. 88-95.
8
Cf. G. Steiner, op. cit., p. 159-161.
4
risqueraient de présenter l’héroïne comme une révoltée, ainsi que les suicides, interdits par l’Église,
c’est pourquoi Jocaste, Antigone et Hémon expirent à cause de leurs souffrances.9
À mon avis, la christianisation d’Antigone émerge aussi dans un ouvrage qui n’est qu’évoqué chez
Brunel : À l’Antigone éternelle de Roman Rolland, écrit en 1916. Dans son pamphlet, Rolland
reconnaît le rôle presque sacré des femmes, prêtes à contraster les cruautés provoquées par la
domination des hommes. En fait, ce sont elles qui, ayant le courage de violer le « sanctuaire
professionnel des champs de bataille » 10, se présentent comme « la paix vivante au milieu de la
guerre ».
À signaler, en outre, Marguerite Yourcenar, avec Feux, l’œuvre de 1936 présentée comme « une
série de proses lyriques », qui évoque des personnages réels ou mythiques empruntés à la Grèce
antique. Ici le besoin de justice constitue la caractéristique la plus importante d’Antigone,
déterminée à défendre son crucifié, c’est-à-dire le corps de Polynice, de l’agression des vautours.11
En ce qui concerne l’autre ligne d’interprétation, la politisation du mythe, nous avons quelques
exemples significatifs au XXe siècle, quand Antigone, exaltée pour son esprit rebelle, incarne
l’opposition aux conflits qui affligent l’Europe.
Citons tout d’abord l’Antigone de Jean Anouilh (1944), où la protagoniste est une adolescente en
révolte contre Créon, l’« ouvrier honnête du pouvoir ». Ici Antigone apparaît comme une héroïne
nihiliste, qui est là « pour dire non et pour mourir » : elle agit pour elle, sans un véritable but et sans
invoquer les lois divines, d’où ressort une dénonciation explicite du vide existentiel qui afflige les
hommes lors de la Seconde Guerre Mondiale.12
Quatre années plus tard, en 1948, un auteur allemand, Bertolt Brecht, enrichit l’histoire d’un
prologue qui met en relation le mythe avec l’Allemagne nazie : deux sœurs découvrent leur frère
pendu par les SS ; un officier entre dans leur maison pour savoir si elles connaissent l’identité du
mort, et tandis que la première a peur, la seconde veut intervenir. Il est évident que c’est la
transposition moderne d’Ismène et d’Antigone.13
Une allusion au nazisme émerge également chez Léon Chancerel, qui fait jouer son Antigone
précisément en 1941, dans un contexte où l’héroïne incarne les valeurs de la Résistance française
contre l’envahisseur nazi. C’est en effet dans cette occasion que l’histoire d’Antigone récupère son
poids de réalité.14
9
Cf. P. Brunel, op. cit., p. 89-90.
10
Cf. G. Steiner, op. cit., p. 162. Traduction en français de l’expression italienne “santuario professionale dei campi di
battaglia”.
11
Cf. Sophie-Aude Picon, Figures d’Antigone, dossier inséré dans Sophocle, Antigone, Folioplus Classiques, 2007,
traduction du grec par Paul Mazon, p. 131-133.
12
Cf. ivi, p. 133-135.
13
Cf. http://www.lcavour.it/Studenti/Ricerche%20studenti/RicStud%20-%20Antigone/ANTIGONE.htm.
14
Cf. P. Brunel, op. cit., p. 92.
5
Au-delà de ces publications, il ne faut pas oublier George Steiner, avec son célèbre essai Antigones
de 1984, un recensement où le critique a inventorié plus de deux cents versions du mythe, en
étudiant les interactions entre la pièce originelle et ses réinterprétations au cours du temps.15
Dans son ouvrage, Steiner souligne que le mythe d’Antigone peut être considéré comme le seul
produit de la littérature occidentale en mesure d’exprimer la totalité des principales constantes des
conflits humains, qui sont au nombre de cinq : « l’affrontement des hommes et des femmes, de la
vieillesse et de la jeunesse, de la société et de l’individu, des vivants et des morts, des hommes et
des dieux. »16
Tous ces antagonismes confirment le caractère atemporel du mythe, qui garde donc ce que l’on
pourrait appeler son identité indépendante, comme s’il constituait l’une des bases de notre
patrimoine humain qui contribue à expliquer les phénomènes particuliers. Sa fonction est
fondamentale, car il représente le modèle de tout ce qui existe. Cela correspond à l’interprétation
structuraliste proposée également dans Lévi-Strauss, selon lequel le mythe sous-tend toutes les
cultures et toutes les sociétés.17
Il faut en outre rappeler que cette vision du mythe est accompagnée aussi par l’approche
fonctionnaliste de Malinowski, qui définit le mythe comme explication rationnelle des
comportements sociaux, ainsi que par l’approche psychanalytique de Freud, probablement la plus
particulière, parce qu’elle se concentre sur le mythe d’Œdipe et sur son importance dans le
développement de la personnalité.18
Bauchau : le rapport entre le mythe et sa sphère intime
En ce qui concerne Bauchau, Jean Robaey fait remarquer que cet auteur considère la pièce de
Sophocle comme un exemplum, en insistant sur la transposition moderne du mythe : en effet,
Bauchau « part d’une situation classique (du point de vue de la langue, de la construction de
l’œuvre, du sens préalablement donné au mythe) pour aboutir à une situation universelle qui n’est
plus tout à fait classique »19. En plus, Robaey souligne la différence de lecture du mythe entre Freud
et Bauchau : Freud a expliqué le mythe classique, ou mieux il s’en est servi pour soutenir sa thèse
psychanalytique, tandis que Bauchau l’utilise pour « se raconter ».
En effet, Bauchau confirme que le mythe devient un moyen de connaissance de soi-même, une sorte
de miroir qui permet de redécouvrir ses origines. Pour faire face au futur, il est nécessaire de bien
15
Cf. G. Steiner, op. cit., p. 9 (préface).
16
Cf. ivi, p. 260-261.
17
Cf. ivi, p. 129. Référence à l’ouvrage Mythologiques de Claude Lévi-Strauss (1978).
18
Cf. D. Massaro - G. Fornero, Fare filosofia. Temi (troisième volume), Paravia, 2001, p. 331-332.
19
J. Robaey, Fonction et fonctionnement du mythe classique. De Sophocle à Bauchau dans Aa. Vv., Henry Bauchau.
Un écrivain, une œuvre, p. 269-287 : 281.
6
connaître notre passé, qui ne comprend pas seulement les grands événements qui marquent
l’histoire, mais aussi les arts, les rêves et les créations de l’imaginaire, parmi lesquelles les légendes
antiques, qui souvent émergent de l’oubli pour se transformer en histoires modernes.
Donc il semble embrasser les trois modèles d’interprétation susmentionnés, sans négliger ni la
validité sociale, collective du mythe, ni sa validité privée, qui intéresse l’individu dans sa
particularité.
Bauchau met en relief surtout l’acception vitale du mythe : « Les mythes, et les grandes figures
qu’ils animent, vivent et agissent encore en nous sans que nous le sachions. Novalis laisse entendre
que s’ils n’ont jamais existé nulle part c’est qu’ils ont été et sont toujours présents en nous ».20
Chez cet écrivain belge le mythe entre dans sa sphère intime, est en mesure de guider ses rêves et
ses pensées. En particulier, le personnage d’Antigone semble « habiter » Bauchau, bien qu’il
s’agisse d’une figure mystérieuse, qui ne lui laisse pas de « traces conscientes mais d’autres plus
profondes qu’il faudra exhumer le moment venu »21.
D’après cette affirmation, les figures mythologiques ressortent grâce à une écoute attentive de son
inconscient, ce qui favorise le contact avec l’imagination profonde : la mission de l’écrivain est de
capter les images ou les voix inconnues qui surgissent et de les décoder avec le langage. À ce
propos il est intéressant de citer un fragment poétique noté dans le Journal d’Antigone le 2 août
1992 :
Ranimant
le matin
les braises du possible
Antigone
Fille
de toujours
et de
jamais
Antigone représente évidemment non seulement une entreprise d’écriture, mais aussi une entreprise
de vie, car l’auteur reconnaît en elle des choses ensevelies, qu’il doit à nouveau « déchiffrer et
vivre ».22 Elle se présente toutefois comme une apparition inattendue, évanescente, difficile à saisir
pour le poète, car il ne peut garder d’elle que quelques « braises » après un feu d’inspiration qui a
brûlé dans ses rêves, mais qui le matin s’est déjà éteint.
D’où le besoin de Bauchau de protéger Antigone, de l’entourer d’amitié amoureuse, ou plutôt d’un
amour parental que l’auteur ne cesse jamais de renouveler. Parallèlement, Marguerite Yourcenar, en
20
H.Bauchau, Journal d’Antigone, cit. p. 238.
21
Ivi, p. 98.
22
Ivi, p. 177.