4
J’ai voulu enfin démontrer que ses personnages semblent des incarnations de
l’auteur même: personnalité peu conformiste, il s’amuserait à se déguiser pour nous
présenter le monde à travers un regard à chaque fois renouvelé: l’enfant, c’est lui, le
“divers”, c’est lui. Cette attitude nous fait comprendre que la “diversité” est
considérée par Christian Bobin comme fondamentale: c’est la source de la vérité, de
la vision pure, du rire, du désordre, et donc de la vie; c’est l’âme de la création
artistique, qu’il faut protégér contre les agressions de la standardisation sociale.
J’aime souligner que ce travail dans son ensemble n’aurait pas été possible sans
une référence continuelle et massive à la voix de Christian Bobin lui-même, qui est
indéniablement la source la plus sûre à laquelle puiser à la recherche d’une des
interprétations possibles de son oeuvre.
INTRODUCTION
1. De la fin des années cinquante à la moitié des années soixante-dix
Les années soixante du XX
e
siècle représentent sans aucun doute un moment de
rupture avec la tradition et de renouvellement total, d’un point de vue social et
politique aussi bien qu’au niveau de la vie intellectuelle et artistique. Il ne faut pas
oublier, toutefois, que des changements si remarquables ne sauraient se produire du
jour au lendemain; afin d’avoir une vision on ne peut plus adhérente à la realité de
cette décennie, il est d’abord nécessaire de mettre en évidence le liens qu’elle
entretient avec la précédente.
Le panorama littéraire est en quelque sorte dominé, pour ce qui concerne la
prose, par le Nouveau Roman, dont la naissance se place dans les années cinquante et
le premier germe encore plus loin, dans l’oeuvre de précurseurs ou d’inspirateurs
comme Gustave Flaubert, Franz Kafka, James Joyce, Jean-Paul Sartre, Samuel
Beckett romancier. Une véritable école du Nouveau Roman n’existe pas: il s’agit
plutôt d’un groupe d’écrivains qui partagent la même idée de rejet du roman
traditionnel, en ce qu’il possède de plus spécifique, c’est-à-dire le caractère
romanesque. L’innovation porte alors sur la déstructuration du personnage et de
l’historie même, l’écrivain renonçant à toute prétention exégétique et, donc,
d’analyse psychologique: le résultat de cette attitude est un produit littéraire où le
récit semble se créer soi-même, se passant de toute intervention extérieure, en dehors
d’une simple transcription des événements, et d’une description très minutieuse des
lieux et des objets. Pour cette raison on a parlé, à propos du Nouveau Roman, d’une
2
“école du regard”, expression qui pourrait donner lieu à une interprétation en quelque
sorte réaliste de cette littérature. A travers leurs ouvrages, ces “nouveaux
romanciers”, au contraire, soulignent l’impossibilité de l’objectivité: le temps est
sujet à une manipulation qui en bouleverse la chronologie; les personnages, sélon la
définition d’Alain Robbe-Grillet, ne sont plus que des “momie[s]”, dont l’écrivain
conteste même l’existence; la personne grammaticale subit des changements
soudains, la répétition et la variation d’un thème ou d’une cellule narrative
constituent un élément distinctif de la structure du récit, qui finit par ressembler à une
forme musicale. L’emploi de ces techniques dérive de la négation du réalisme et
suscite un fort effet de désorientation par la présentation simultanée de tous les récits
possibles. Le Nouveau Roman subit une évolution continue tout au long de la
seconde moitié du XX
e
siècle, et même s’il est obligé de céder du terrain face au
renouveau du roman d’étude psychologique et sociale, il ne cessera jamais d’exercer
son influence innovatrice sur le genre, au niveau et de la technique et de l’attitude de
l’écrivain face à son ouvrage. Les figures les plus importantes de cette prémière
phase du Nouveau Roman, qui va du début des années cinquante au début des années
soixante, et qui est considérée comme la plus contestataire, sont Alain Robbe-Grillet
(Les Gommes,1953, Dans le labyrinthe, 1959), Michel Butor (L’Emploi du temps,
1956), Nathalie Sarraute (Martereau, 1953, Le Planétarium, 1959) et Marguerite
Duras (Moderato Cantabile, 1958).
La double inspiration qui avait alimenté la production poétique jusqu’aux
années cinquante (la permanence du courant surréaliste d’un côté et l’expérience de
la guerre de l’autre côté) disparaît, laissant les poètes dans un vide idéologique qui
les conduit à s’interroger sur la fonction de leur travail: de là, une sorte de perte de
3
confiance en le pouvoir de la poésie comme instrument de connaissance et
d’expression. Certains poètes comme Henri Michaux, Francis Ponge, René Char et
Jacques Prévert, qui pourtant en sont les meilleurs représentants, entretiennent avec
l’écriture un rapport presque conflictuel et, tout en poursuivant un renouvellement de
l’intérieur, cherchent un épanouissement dans la pratique d’autres arts, notamment la
musique et la peinture. Même un auteur comme Louis Aragon qui, pendant la
guerre, avait participé aux luttes communistes, dans la seconde moitié des années
cinquante exprime sa déception et ses doutes (Le Roman inachevé, 1956, Les
Chambres, 1959). Cette même crise, toutefois, permet également à la poésie de se
détourner de l’actualité et de retrouver une identité autonome dans la célébration des
grands thèmes lyriques: la vie, le temps, la nature et Dieu, qui prennent des
modulations différentes chez chaque poète, avec des accents désinvoltes chez
Prévert, obsessionnels chez Jean-Pierre Jouve, religieux chez Marie Noël, Pierre
Emmanuel, Jean Grosjean, hallucinés et turbulents chez Henri Michaux,
métaphysiques chez Patrice de La Tour du Pin.
Depuis toujours, le théâtre constitue le terrain idéal pour l’expérimentation et
l’innovation, grâce au contact direct avec le public et la contemporanéité de la
production et de la consommation. Dans les années cinquante, on assiste à
l’apparition d’une génération d’auteurs et de metteurs en scène qui changeront le
théâtre en profondeur, non seulement au niveau des textes, mais du public, faisant
appel surtout aux jeunes. Ce qui se produit, c’est alors une fracture entre le théâtre
traditionnel, qui à Paris continue à se jouer dans l’espace enorme du Théâtre
National Populaire, proposant les pièces de Corneille, Musset, Molière, Hugo,
Brecht, Camus, sous la direction de Jean Vilar, et le nouveau théâtre, qui trouve son
4
endroit idéal au Quartier Latin et ses alentours, dans de petites salles comme La
Huchette, Les Noctambules, le Théâtre Montparnasse, le Théâtre La Bruyère, où on
met en scène les pièces de dramaturges comme Eugène Ionesco (La Cantatrice
Chauve, 1950, Rhinocéros, 1960), Samuel Beckett (En attendant Godot, 1953, Fin
de partie, 1957), Jacques Audiberti (Le Cavalier seul, 1955), Arthur Adamov (Le
Ping-Pong, 1955) et Jean Genet (Le Balcon, 1956). Ces auteurs se distinguent tous
par le refus de la tradition humaniste et littéraire précédente, englobé dans le refus
plus général des fondements de la civilisation occidentale: ils visent à la démolition
de sa signification, à la mise en évidence du manque absolu de sens qui marque la
condition humaine dans la société moderne: le résultat qu’ils obtiennent fait attribuer
à leur production l’étiquette de “Théâtre de l’Absurde”.
En mai 1968, un vaste mouvement commence dans le milieu universitaire qui
finira par atteindre la société dans son ensemble. Les étudiants expriment leur
mécontentement face à une structure qui n’est plus à même d’accueillir le nombre de
plus en plus imposant de jeunes qui veulent y accéder; mais dans une perspective
plus vaste on veut transformer le mode de vie, les rapports avec les autres, on
propose l’autogestion, avec des agitations dans tous les domaines, à partir du monde
du travail, en passant par la vie politique, pour arriver aux revendications des groupes
écologistes et régionalistes, et aux minorités demandant la reconnaissance de la
valeur de leur diversité, en particulier le mouvement féministe.
La théorie littéraire de la fin des années soixante est dominée par le
structuralisme, dont l’origine découle en réalité des analyses effectuées dans les
années vingt par des linguistes comme Roman Jakobson et Ferdinand de Saussure.
La découverte des systèmes de relations qui gouvernent l’homme et son langage met
5
en évidence les contraintes multiples auxquelles les deux sont soumis: la littérature et
les sciences sociales, tout comme la linguistique bien sûr; mais l’anthropologie, la
philosophie, la psychanalyse et l’histoire s’engagent également dans la même
tentative de repérer et de décrire ces structures avec le maximum de lucidité et
d’impartialité, donnant lieu à ce qu’on pourrait définir comme un renouveau du
positivisme du XIX
e
siècle.
Dans la production en prose, le Nouveau Roman garde son rôle central, mais il
évolue en deux ou trois tendances: certains écrivains poursuivent dans l’emploi des
tours narratifs qui, déconcertants au début et surtout pour le grand public, sont
désormais devenus traditionnels; d’autres recherchent une écriture où les traits du
récit disparaissent ou changent de fonction. C’est le moment de la théorisation a
posteriori (Robbe-Grillet, Pour un nouveau roman, 1963; Ricadou, Problèmes du
Nouveau Roman, 1967), mais aussi de la diversification des carrières: Alain Robbe-
Grillet diminue le poids des descriptions des objets au profit des actions et du
mouvement; Nathalie Sarraute se tourne vers le théâtre; Marguerite Duras touche à
tous les genres, jusqu’au roman d’amour. Le goût de plus en plus marqué du récit de
soi est également à remarquer: la narration se transforme souvent en monologue
intérieur et le roman à la première personne se confond avec l’autobiographie. Le
genre autobiographique, qui a un essor remarquable dans cette période, présente des
formules très différentes: il finit par prendre sur soi les traits que le Nouveau Roman
a déjà rejetés, en les remplaçant dans la fonction de décrire l’expérience vécue et le
regard sur le monde. En refusant toute attitude nostalgique, les écrivains qui se
tournent vers le passé récent le font pour essayer non seulement de le comprendre,
mais de se comprendre eux-mêmes.
6
La floraison de l’écriture féministe représente l’autre nouveauté apportée par la
contestation de 1968: alors que Simone de Beauvoir, en 1949, avec Le Deuxième
Sexe, proposait aux femmes le refus de leur différence, les féministes des années
soixante-dix revendiquent leur spécificité et opposent à la “parole d’homme”,
considérée comme terroriste et oppressante, une parole féminine, ne s’adressant
qu’aux femmes, dans l’effort de les pousser à l’insoumission au pouvoir masculin.
Cette écriture féminine n’accepte aucune des distinctions traditionnelles des genres
littéraires: les romans qui en naissent sont un mélange d’essai, de récit à la première
personne, de lyrisme, de document, d’analyse. Au début, ce sont les journaux de
gauche qui donnent une voix à cette nouvelle tendance; ensuite, la présence de plus
en plus importante des femmes dans le monde du travail, de la politique et de la
culture, est accompagnée de l’apparition de collections spécialisées chez les maisons
d’éditons classiques (“Autrement dites”, Editions de Minuit; “Libres à elles”, Seuil);
des revues dont la vie est souvent très courte sont créées (“Le torchon brûle”, 1971-
1973; “Les femmes s’entêtent”, 1974-1975), pour arriver en 1974 à la naissance de la
maison d’édition Des Femmes. Parmi les figures les plus significatives de ce
panorama il faut mentionner Hélène Cixous (Dedans, 1969), Annie Leclerc (Parole
de femme, 1974), Chantal Chawaf (Retable-Rêverie, 1974) et Marie Cardinal (Les
Mots pour le dire, 1975).
La situation de la poésie est contradictoire: loin du grand public, elle est
pourtant très vivante et en effervescence, encouragée par de nombreuses revues qui
ne cessent de naître et de mourir. Jacques Réda (Récitatif, 1970), Saint-John Perse
(Chant pour un équinoxe, 1971), Pierre Emmanuel (Sophia, 1973), René Char
(Aromates Chasseurs, 1976) et Henri Michaux (Face à qui se dérobe, 1976): autant
7
de poètes qui n’acceptent pas la réduction du domaine de la poésie et qui veulent lui
rendre la grandeur du passé par l’utilisation de formes comme la narration épique, le
récit didactique ou la description cosmogonique. Pour atteindre ce but, ils mettent en
acte des modalités différentes: le poème en prose, par exemple chez Réda, souvent
combiné avec le “désir du livre”, qui conduit à la substitution des recueils par des
livres dont la cohérence est donnée par l’unité de l’inspiration.
Un autre groupe de poètes se réunit autour de la revue “Tel Quel”, fondée en
1960 par Philippe Sollers, qui déclare sa volonté de “mettre la poésie à la plus haute
place de l’esprit”
1
: ils la voient comme l’outil parfait pour la destruction de toute
convention et de toute règle; ils arrivent même à en nier l’existence et toutefois ils la
pratiquent avec acharnement, en utilisant un langage visionnaire et baroque, comme
Michel Deguy (Reliefs, 1974), ou un mélange de récit, dialogue, autobiographie,
citation, poème, comme chez Edmond Jabès (Le Retour au livre, 1965).
En phase de renouvellement depuis plus de dix ans, le théâtre s’exprime encore
sur le ton de la révolte, de la dérision et de l’humour noir, grâce à la présence de
grands dramaturges et metteurs en scène lui permettant de retenir un public: Adamov,
Beckett, Ionesco et Arrabal restent les points de référence d’une production théâtrale
qui, engagée politiquement ou non, garde toute sa puissance révolutionnaire.
A partir de la fin des années soixante, on assiste à l’épanouissement de ce
qu’on appelle la culture de masse: ce phénomène complexe est favorisé par une série
de facteurs comme le rôle joué par les médias, dont la radio et la télévision, et la
meilleure diffusion des textes classiques ou contemporains due au lancement des
1. B. LECHERBONNIER – D. RINCÉ - P. BRUNEL – C. MOATTI, Littérature. Textes et
documents. XX
e
siècle, Paris, Nathan, 1996, p. 751.
8
éditions de poche. Mais les exigences d’un public nouveau, qui cherche surtout à
s’évader du réel, influencent ce processus: dans le cinéma, triomphent le burlesque et
le comique, tout comme dans le théâtre populaire. Les émissions radiophoniques et
télévisées sont dominées par les jeux et le sport, et en littérature se multiplient tous
ces produits nommés “populaires”, “de consommation”, “paralittéraires”, comme les
roman policiers ou de science-fiction ou les pochades, que les intellectuels critiquent
mais qui connaissent une fortune sans précedent, au point qu’un même écrivain peut
passer du “polar” au roman de mœurs (Simenon), ou mêler le roman de pègre et le
roman d’histoire (Boudard).
2. De la moitié des années soixante-dix à aujourd’hui
La figure de l’intellectuel de style sartrien, engagé à tous niveaux dans la vie
culturelle et politique, qui avait caractérisé la scène française pendant quarante ans,
disparaît à la mort de Sartre en 1980 et de quelques autres figures de référence:
Malraux (1976), Aragon (1980), Barthes (1980), Lacan (1981), Foucault (1984). Les
grands écrivains vivants refusent la vie publique, donnant une impression d’abandon
et de déclin.
La production romanesque contemporaine se ressent encore de l’influence du
Nouveau Roman: elle en garde la méfiance à l’égard de la mimesis et de ses
virtuosités et la mélange avec la notion moderne d’intertextualité, ce qui a pour
résultat la création d’ouvrages où la citation, le collage, la lecture, la transposition, le
pastiche (Duras, L’Amant, 1984, retranscrit en L’Amant de la Chine du Nord, 1991),
la parodie savante (Echenoz, Lac, 1989) et le montage filmique deviennent des
instruments de composition et d’invention. Il en va de même pour les mémoires, en
9
equilibre précaire entre le roman et le récit de soi (Nathalie Sarraute, Enfance, 1983;
Robbe-Grillet, Le Miroir qui revient, 1984). Tout cela a un effet de désorientation sur
le lecteur, mais il s’agit également d’une invitation au désenchantement face au
produit littéraire: le texte littéraire est double parce que la vie l’est aussi.
Si la génération de 1960 refusait le réel, les jeunes écrivains l’englobent en
entier dans leur livres, tel qu’il est aujourd’hui, tout à fait plongé dans la société de
consommation et de médiatisation, rendu complexe par la multitude des signaux, des
rituels, des “fait divers”: cela vaut pour les romanciers, les nouvellistes et les
chroniquers les plus intéréssants, dont Angelo Rinaldi (Les Jardins du consulat,
1984), Philippe Sollers (Portrait du joueur, 1984; Le Secret, 1993), Danièle
Sallenave (La vie fantôme, 1986), Yves Berger (La Pierre et le Saguaro, 1990),
Daniel Boulanger (Mes Coquins, 1990) et François-Olivier Rousseau (L’Heure de
gloire, 1995). Toutefois, même les genres dits “populaires” sont atteints par cette
tendance à la contamination: dans ses romans, Maurice Dantec mélange
informatique, fiction, policier et thriller (Les Racines du mal, 1994); un groupe de
romanciers, dont Berthelot, Levi, Tristan, inventent un fantastique moderne, qui
décrit des mondes alternatifs et réécrit l’Histoire et les grands mythes. D’autres
auteurs se distinguent par la minutie analytique ou décorative de leur écriture (Sylvie
Germain, Eclats de sel, 1996), par la spontaneité de leur dialogue (Catherine Cusset,
En toute innocence, 1995), par leur exubérance baroque (Grainville, Le Lien, 1995;
Besson, Les Braban, 1995).
Enfin, il faut souligner une prolifération de livres de tous les genres, de
biographies fictives, de romans de formation, de documents vécus, de souvenirs
10
d’enfance arrangés, destinés à la consommation courante, qui attestent la vivacité de
la production en prose.
Après vingt-cinq ans d’effervescence, l’activité théâtrale semble ralentir à partir
de 1975, non pas au niveau des mises en scène, encouragées au contraire par de
nombreux festivals d’été, mais du point de vue des auteurs: on joue surtout les
classiques, les anciens et les étrangers, soumis à un procès de rajeunissement, ou
alors dans les nouvelles créations, on assiste au remplacement du discours par la
danse, la pantomime, le cri. Après cette phase de crise , le moment arrive d’un retour
au texte, pour les auteurs mais aussi pour le public: Pour un oui ou pour un non de
Nathalie Sarraute et Savannah Bay de Marguerite Duras apparaissent en 1982, après
respectivement vingt et quinze ans de silence de la part de deux femmes écrivains.
De nouveaux dramaturges se font connaître qui ne constituent pas une école, mais
qui arrivent à imposer un ton, tout en gardant des personnalités très différentes: ils
retrouvent le plaisir du dialogue, de l’observation sociale, produisant un théâtre
apparemment facile, mais qui se nourrit de la destabilisation des ideés et des formes
conventionnelles. Ces auteurs possèdent une forte conscience scénique, soit parce
qu’il ont été eux-même acteurs, soit grâce à une collaboration étroite avec un metteur
en scène: Hélène Cixous avec Ariane Mnouchkine pour des pièces vastes sur les
grandes destinées politiques (L’Histoire terrible mais inachevée de Norodom
Sihanouk, roi de Cambodge, 1985), Bernard-Marie Koltès avec Chéreau pour des
drames situés dans les bas-fonds, peuplés de marginaux, symboles de la misère
moderne (Combat de nègres et de chiens, 1983; Quai Ouest, 1985).
De grands poètes dont la présence avait marqué le siècle meurent au cours des
années quatre-vingts: Michaux en 1984, Char et Ponge en 1988: la génération
11
suivante est celle de Bonnefoy, Jaccottet, Du Bouchet, Dupin, Deguy, Jean-Claude
Renard, tous nés entre 1920 et 1930. Suivent les auteurs nés après 1950, dont la
poésie est brillante, sensible, amoureuse du verbe au point de le réduire à sa forme la
plus primitive et la plus simple, à la recherche d’un minimalisme qui inévitablement
l’éloigne du grand public, à cause de ses formes fragmentées, éclatées, austères
(Fourcade, Son blanc du un, 1986; Cadiot, L’Art Poétic, 1988). Mais on assiste aussi
à l’ avènement d’une poésie plus descriptive, plus figurative, où le lyrisme
revendique ses droits: par exemple chez Goffette (La Vie promise, 1991), Lemaire
(Le Cœur circoncis, 1989) et Marie-Claire Bancquart (Sans lieu sinon l’attente,
1991).
CHAPITRE I
Multiplicité et unité: Christian Bobin, sa vie et son
oeuvre
1. Portrait d’un inconnu
Christian Bobin est né le 24 avril 1951 au Creusot, en Bourgogne, où il vit; il a
suivi des études de philosophie et exercé des métiers différents, avant de se consacrer
à la littérature, ou mieux à l’écriture, mot qu’il préfère, suivant ses propres
déclarations: “c’est ce que j’appelle mentir, faire de la littérature”
1
. Il a été rédacteur
de la revue “Milieu”, disparue en 1989: ce fut un travail “alimentaire, séparé de
l’écriture proprement dite”
2
, concernant surtout la mise en page.
Ce qu’on connaît de l’expérience biographique de Christian Bobin se borne à
ces très minces renseignements; notre écrivain est très discret, voire réticent à fournir
des détails sur sa vie: “les livres doivent vivre leur vie sans que la présence ou la voix
de l’auteur les encombrent”
3
. Cette affirmation mérite toutefois d’être nuancée et
corrigée afin d’effacer toute impression d’un refus du dialogue: les entretiens dont on
dispose dévoilent par contre une très grande générosité, ouvrant une porte sur
l’univers Bobin. Ils forment un précieux réservoir où l’on puisera un portrait qui se
veut peu conventionnel: esquissé pratiquement par l’auteur lui-même, il résultera très
subjectif et caractérisé par une attention spéciale qui se fixe sur les petites choses.
1. G. COQ – M.C. PADIS, La parole vive. Entretien avec Christian Bobin, “Esprit”, Mai 1994, p. 68.
2. Lettre du 16 février 1999.
3. Ibid.
18
Christian Bobin est sédentaire et solitaire, selon sa propre admission: “ je me
sens profondément asocial”
4
. La description de sa vie quotidienne ne fait que le
confirmer: “Il ne quitte presque jamais son deux pièces cuisine […], il dort beaucoup,
donne du beurre aux moineaux sur le rebord se sa fênetre, écoute le bruit que font les
écoliers à heures fixes, perd son temps avec méthode, tape ses textes sur une machine
mécanique, les retape dix, quinze fois”
5
. Il prend soin de sa solitude, qu’il aime
profondément : “[on] connaît des gens qui ont une peur panique de leur propre
solitude, qui ne peuvent rester seuls ne serait-ce qu’une heure. Moi ces gens me
paniquent à leur tour – je les fuis comme la peste”
6
. Cette recherche de l’isolement
plonge ses racines dans son enfance: “je pense que je devais être comme les enfants
que vous voyez et qui sont seuls. J’aime pas trop voir les enfants comme ça, c’est
alarmant. Non?”
7
.
Christian Bobin demeure critique face à cet aspect de son caractère: il le
considère comme la cause d’une “maladresse dans tout ce qui est public, collectif”
8
.
De là dériverait également son “[peu] de goût pour la vie ensemble[…], un versant
un peu gris”
9
: il admet cependant que “toute l’écriture vient de là. Pas seulement
l’écriture, le goût aussi […] de la vie”
10
. Cette solitude, qu’on devrait donc lire plutôt
comme une recherche de liberté et d’indépendance, est dans la même mesure une
façon de sauvegarder le flux de la vie, menacé par tout ce qui pourrait l’arrêter:
4. M. CAMUS, Christian Bobin. Entretiens avec Michel Camus, Paris, Harmonia Mundi, 1995
(entretiens sur CD).
5. J. GARCIN, Littérature Vagabonde, Paris, Flammarion, 1995, p. 288.
6. Ch. BOBIN, La merveille et l’obscur, Venissieux, Parole d’Aube, 1997, pp. 29-30.
7. D. SAMPIERO, Christian Bobin, l’impertinence de la clarté, “Le Matricule des Anges”, 6
(15 Février-15 Avril 1994).
8. Ibid.
9. Ibid.
10. Ibid.