8
Introduction
Pour la première fois depuis sa création en 2004, Frontex, l'agence européenne chargée de
la gestion des frontières extérieures, a financé et organisé un vol « charter ».
Le 28 septembre 2010
1
, 56 ressortissants géorgiens, arrêtés en Pologne, France, Autriche et
Allemagne, ont embarqué à Varsovie, siège de Frontex, à bord d'un avion à destination de
Tbilissi, la capitale géorgienne. En 2011, l'agence, dont le budget pour la période 2008-
2013 est d’environ 676 millions d'euros
2
, devrait organiser et financer entre trente et
quarante « vols groupés » par lesquels des migrants entrés illégalement dans les frontières
de l'UE seront rapatriés vers leurs pays d'origine.
Ces rapatriements soulagent les capitales européennes qui n'ont plus à « porter le fardeau »,
selon l'expression de Gil Arias Fernandez, directeur adjoint de Frontex. Autre avantage de
ces opérations est liée au fait que, lorsqu’il s'agit de convaincre un pays d'accueillir ses
ressortissants, parler au nom de l'Union européenne a « plus de poids » que de le faire au
nom de différents Etats.
L’actualité de ce premier rapatriement que nous pouvons qualifier d’ « européen », nous
permet de comprendre les efforts vers une communautarisation de la politique migratoire,
ainsi que la volonté des Etats membres de gérer la lutte contre l’immigration irrégulière
sous le drapeau de l’Union Européenne.
La coopération au niveau européen en matière de migrations est devenue de plus en plus
déterminante, à cause d’une prise de conscience de l’ampleur du phénomène d’une part et
de ses conséquences dans la redéfinition des mesures concernant les politiques
d’immigration européennes de l’autre. Les politiques ont ainsi été reformulées à travers
une optique qui va de l’harmonisation à la sécurisation de l’affaire migratoire et qui se
focalise dans un premier temps sur la lutte à l’immigration irrégulière. Le traité
d’Amsterdam en 1999 a ainsi ouvert la route à une coopération intergouvernementale plus
articulée qui a favori une majeure influence de l’intégration européenne sur les politiques
des Etats membres en matière d’immigration, asile, visas et contrôle des frontières. En
considérant un Etat non membre, mais candidat, tel que la Turquie, cette modification peut
être analysée encore mieux en l’écrivant à l’intérieur du projet d’accession et des plans
mises en place pour l’adhésion à l’Union.
1
Article de Le Monde paru sur le site web de Presseurope le 4octobre 2010 :
http://www.presseurop.eu/fr/content/news-brief/351821-premier-rapatriement-collectif-de-lue.
2
Données consultés sur le site web de l’agence Frontex : http://www.frontex.europa.eu/budget_and_finance/.
9
Cependant, le sujet de la possible accession de la Turquie à l’Union Européenne va au-delà
de l’adaptation aux critères composant l’acquis communautaire ; il est nécessaire de
prendre en compte d’autres points plus implicites. C’est le cas, d’abord, de l’identité de la
Turquie et de son être « Européanisée » et ensuite des frontières de l’Union. Ces dernières
résulteraient en effet définitivement modifiés, en se rapprochant au Moyen Orient d’une
part et de l’Asie de l’autre. A cela il faut ajouter que la question de la citoyenneté, perçue
comme démocratisation, demeure parmi les arguments-clé dans les relations entre l’Union
et la Turquie.
En considérant la notion de citoyenneté européenne, il convient pourtant de préciser à
quelle Europe nous faisons référence : une Europe à la fois entité sociopolitique et
construction intellectuelle et culturelle. Si dans le premier cas, le significat est plutôt basé
sur une conception de citoyenneté résultante des démocraties libérales, dans le second, la
citoyenneté est perçue comme une notion essentiellement culturelle. L’Europe est un
espace politique, économique, géographique, culturel et historique avec des frontières très
souvent délimités de façon vague. C’est un ensemble multiple et ambigu qui, en reprenant
les mots d’Edgar Morin
3
, a été « construit sur la base d’une série de processus et idées
contradictoires, c’est le cas de celles de loi et de force, démocratie et répression, spiritualité
et matérialité, calcul rationnel et son opposé, mythe et rationalité ».
En se focalisant sur l’influence des politiques européennes en matière d’asile et de
migration sur les décisions prises au niveau de politique intérieure, cette étude concerne
l’Européisation plutôt que l’Europe. Le travail est basé sur le constat que les Etats
membres, ainsi que les Etats candidats à l’Union Européenne, sont influencés par
l’Européisation de leurs systèmes de policy making nationaux. La Turquie, en tant qu’Etat
candidat a accepté la transformation de ses systèmes politiques et juridiques avec
l’adoption des acquis communautaires imposés par l’Union. Cela a été possible à travers
une harmonisation législative et des reformes politiques qui ont eu origine avec le
processus de pré-accession et qui ont généré une transformation dans plusieurs domaines
du système de gouvernance nationale.
Ce travail comprend une recherche sur les politiques migratoires et d’asile en Turquie avec
un focus sur les effets de l’harmonisation aux normatives et aux dispositions attendues par
l’Union Européenne sur la législation turque. Pour expliquer le processus de changement
des normatives adoptées par la Turquie dans le domaine de l’immigration, la citoyenneté et
l’asile, nous avons fait référence au processus d’Européisation qui, comme nous le verrons,
3
E. Morin, Penser l’Europe, Paris, Gallimard, 1987, p. 33.
10
est très souvent un véritable moyen de politique étrangère hégémonique
4
dont dispose
l’Europe. Dans ce sens, une analyse des impacts de l’Européanisation nécessite une
définition conceptuelle du terme. Selon Héritier
5
, il s’agit d’un « processus d’influence qui
découle des décisions prises au niveau européen et qui va avoir un impacte sur les
politiques et les structures administratives des Etats membres .
A travers notre étude, l’Européisation sera considérée en tant que véhicule du changement
politique qui a rendu plus rapide la transformation des systèmes politique, juridique et
administratif turc.
En considérant le cas des politiques migratoires, les réformes amènent à l’introduction de
pratiques et règlements nouveaux, l’augmentation de la coopération internationale, ainsi
qu’une majeure collaboration avec les organisations non-gouvernementales.
L’Européanisation comporte des pratiques qui peuvent aussi résulter restrictives au niveau
national; c’est le cas par exemple des centres de rétention pour les réfugiés et les migrantes
irréguliers, ou l’adoption de politiques de visa conformes aux acquis européens.
Ainsi, dans le cas des politiques migratoires en Turquie, il convient de prendre en compte
tous les effets de l’Européanisation, surtout si on fait référence à la conditionnalité en tant
qu’arrière-pensée de l’appartenance à l’Union. L’adoption des normatives européennes
bien que d’une part amène à une majeure institutionnalisation et à une transformation des
structures politiques, en les encadrant dans les dispositions dérivantes du droit international
(on se réfère, par exemple, à la Convention des Nations Unies sur le Statut des Réfugiés de
1951), de l’autre elle a comporté la diffusion de nouveaux principes tels que ceux de
« country of first asylum », « third safe country» et accords de réadmission. Ceci est le
résultat d’une Européisation qui frappe les paradigmes politiques, en comportant des
conceptions de l’immigration de plus en plus associées à la sécurisation et à la protection
des frontières.
Ce mémoire veut donc reconnaitre l’importance de l’Européanisation en tant que processus
englobant les reformes mises en place dans un Etats tiers candidat tel que la Turquie.
Cependant, de façon à comprendre cette influence de l’Europe sur les choix nationaux, il
4
On considère le terme « hégémonie » dans le sens employé par A. Gramsci. Selon l’auteur , l’hégémonie
peut être définie en tant que direction culturelle. Reposant plutôt sur le pouvoir de persuasion, l’hégémonie
s’oppose au concept de domination basé sur la force. « La suprématie d’un group sociale se manifeste en
deux manières, à la fois domination et direction intellectuelle et morale. […]Un group sociale doit être
dirigent avant de conquérir le pouvoir. Ensuite, quand il exerce le pouvoir il devient dominant, mais il doit
continuer à être aussi dirigent ». A. Gramsci, Il risorgimento, Quaderni del Carcere, in G. Vacca, Nel Mondo
Grande e Terribile. Antologia degli Scritti 1914-1935, Torino, Einaudi, 2007, pp.151-152.
5
A. Héritier, Differential Europe: The European Impact on National Policymaking, in A. Héritier, et. al,
Differential Europe: The European Impact on National Policymaking, Lanham: Rowman and Littlefield.,
2001, pp. 185-206.
11
est nécessaire de se référer également à d’autres approches. L’Européanisation peut fournir
en effet seulement certaines explications au sujet du policy transfer à l’intérieur et à
l’extérieur des frontières européennes.
Si on considère la perception de l’immigration en Turquie, on voit comment celle-ci a suivi
des politiques d’immigration et de peuplement séculières, originaires de la période de
l’Empire Ottoman. Suite à la déclaration de l’indépendance de l’Etat-nation turc en 1923,
le système d’intégration dont était porteur l’Empire, à travers la présence des
communautés-nations séparés (millets), a évolué. L’homogénéisation de la nationalité a été
mise en place à travers une politique d’immigration des « turcs en dehors de la Turquie »,
visant à la constitution d’une identité nationale solide.
Le passage d’Etat d’émigration à Etat de destination et de transit a été à l’origine
d’une nouvelle perception de l’immigration en Turquie. Si d’une part la candidature à
l’Union a agit en tant que moteur pour les reformes administratives et politiques, nous
devons également remarquer le poids des migrations internationales contemporaines qui
font de la Turquie le nouveau « last stop » vers l’Europe. L’augmentation du nombre des
immigrés irréguliers est ainsi devenu un sujet de préoccupation pour les autorités turques
en raison des implications sociales, économiques et sécuritaires qui ce phénomène
comporte. Des mesures législatives restrictives ont été adoptés, ainsi que des mécanismes
de contrôle renforcés ; dans la majeure partie des cas elles intègrent les standards
internationaux et les critères européens sans pourtant se focaliser sur la nature
transnationale de ces migrations.
Nous verrons comment, à partir des années 90, les migrations internationales ont modifié
la notion même d’appartenance et de citoyenneté en l’inscrivant dans un contexte plus
complexe de relations entre les Etats et les personnes .
A côté des politiques de contrôle de l’immigration, ce mémoire considère aussi celles qui
sont définies politiques « pour »les immigrés. Il s’agit des approches et des mesures visant
à l’intégration des immigrés dans les sociétés de destination. Notre analyse sera focalisée
sur le cas de la Turquie dont le système d’intégration a été historiquement un mélange
entre une conception de la citoyenneté de type assimilationniste française et ethnique
allemande. Avec l’augmentation des flux migratoires internationaux traversant la Turquie,
la conception même de la citoyenneté turque a évolué. De plus, la nature de plus en plus
transitoire de certaines migrations a contribué à modifier l’appartenance qui selon certains
auteurs tels que Bosniak
6
, apparait « dénationalisée ».
6
L. Bosniak, Denationalizing citizenship, in Aleinikoff et Klusmeyer, Citizenship Today. Global
12
Si d’un part on assiste donc à une Européisation visant à uniformiser les dispositions
nationales à celles européennes en nom du respect des acquis communautaires
conditionnels à l’accession, de l’autre on voit comment les réformes des politiques
migratoires et de citoyenneté turque sont remises en discussion par la reconfiguration de la
Turquie dans le système des migrations internationales.
A la différence des réformes dans le sens de l’Européisation qui sont l’objet d’un débat
politique depuis bien avant de la candidature officielle d’Etat membre de l’Union en 2005,
l’intégration des migrants de transition et des réseaux reste moins débattue en Turquie. La
reconnaissance de la pluralité est en effet un sujet qui est associé aux minorités, kurdes et
alévies d’abord: encore aujourd’hui les partis politiques sont divisés sur la possibilité de
leur accorder les mêmes droits qu’aux autres citoyens
7
.
Depuis la fin des années 80, la présence de communautés d’immigrés a augmenté au point
de rendre désormais non plus négligeable la modification de la composition sociale. Ce
phénomène est évident surtout dans les villes-métropoles d’Istanbul et Ankara, où la
ghettoïsation et la formation d’enclaves
8
de migrantes résulte caractéristique du paysage
urbain. De façon à définir cet aspect, nous avons choisi le cas de la communauté iranienne
d’Istanbul. Cette dernière est composée en majeure partie par des migrants de transition ou
des demandeurs d’asile. La nature de cette communauté d’immigrés, numériquement parmi
les plus importantes en Turquie, ainsi que les réseaux sociaux qui la composent font en
sorte que les politiques de migration et de citoyenneté ne soient pas capables d’inclure les
projets migratoires de cette typologie d’immigrés.
Ainsi, la seule Européisation ne semble pas suffisante pour décrire les transformations
sociales qui, depuis une vingtaine d’années, sont causées par les migrations en acte dans la
région.
De façon a considérer la portée de ces deux aspects, nous allons nous demander dans
quelle mesure l’Européisation a influencé et influence toujours les politiques migratoires
turques. Ou encore, pour mieux expliciter notre problématique, peut-on expliquer les
évolutions dans les politiques migratoires turques à la lumière de l’Européisation? Quels
sont les éléments spécifiques de l’Etat-nation turc qui sont objet de négociations et qui
Perspectives and Practices, Washington D.C., Carnegie Endowment for International Peace, 2001, pp.237-
252.
7
En octobre 2001, le parlement turc a adopté des amendements à la Constitution turque en vertu desquels il
est légal l’enseignement de la langue kurde. Cela s’explique car le parti AKP qui a gagné les élections en
2002 a supporté une série de réformes en ligne avec les standards demandés par l’UE. K. Kirişci, The
Kurdish Question and Turkish Foreign Policy in D. Kerides and L. Martin, The Future of Turkish Foreign
Policy (M.I.T press, Cambridge, 2004), pp.276-302.
8
A. Portes, L. Jensen, The enclave and the entrants: Patterns of ethnic enterprise in Miami before and after
Mariel, cit., in Ambrosini, Sociologia delle migrazioni, Op.cit., p.81.
13
rendent encore incomplète l’harmonisation ? -
En dehors de l’Européanisation, quel est sinon le poids des migrations internationales dans
la redéfinition de la citoyenneté et de l’appartenance de type ethnique qui a constitué
l’imprinting de l’Etat turc depuis sa constitution?
La thèse qui nous allons soutenir est la suivante : bien qu’elle soit sur le chemin d’une
uniformisation aux standards européens, en matière de politique d’immigration et politique
pour les immigrés, la Turquie se trouve confrontée avec des flux migratoires
internationaux qui la rendent de plus en plus un passage obligé pour des milliers de
migrants en route vers l’Europe. Il s’agit de migrants de passage et de demandeurs d’asile,
pour lesquels les notions classiques de citoyenneté et d’appartenance sont remises en
discussion dans la réalité. Il conviendra ainsi comprendre comment les migrations vont
redéfinir ces concepts, en l’inscrivant dans des cadres nouveaux qui dépassent la notion
d’Etat.
Plan du Mémoire :
Nous considérons dans un premier chapitre théorique la notion de citoyenneté et
d’appartenance, en nous référant au cas turc et à l’importance historique qui a eu la notion
de « turc » dans l’idéologie républicaine. Le passage des communautés de sujets de
l’Empire Ottoman à l’individu citoyen occupera donc une première partie du chapitre qui
se conclue avec une définition théorique du concept d’Européisation et de sa signification à
l’égard de la Turquie.
Le deuxième chapitre sera focalisé sur la création et l’évolution d’une politique migratoire
européenne. Le défi migratoire représente aujourd’hui une thématique-clé dans les
relations parmi les Etats membres, au point de devenir de plus en plus matière de
négociation au niveau interne et avec les Etats tiers. De cette politique migratoire
commune in fieri, nous allons définir la volonté d’harmonisation des dispositions
nationales en nome d’une unique législation européenne, sa sécurisation dans le langage et
dans les politiques restrictives mises en place et son externalisation en matière de contrôles
extérieur et contraste à l’immigration irrégulière.
Dans le troisième chapitre nous présenterons un historique des principales dispositions
législatives en matière de migrations et de droits d’asile en Turquie avant 1999, année de la
candidature de la Turquie a Pays membre de l’Union Européenne. Le quatrième chapitre
analysera l’évolution de la politique migratoire turque de 1999 à nos jours, en montrant le
14
poids de l’Européisation dans la définition des reformes politiques et juridiques. Dans le
cinquième chapitre, enfin, nous nous considérerons les migrations internationales en tant
que facteur à l’origine d’une redéfinition du concept de citoyenneté. En analysant les
données relatives à l’acquisition de la citoyenneté de la part des immigrés vivant en
Turquie, nous avons choisi de prendre comme exemple celle des iraniens. Il s’agit d’une
migration qui se caractérise par la transition et le temporaire.
15
CHAPITRE I :
CITOYENNETE ET EUROPEISATION : UN APPROCHE
THEORIQUE AU CAS DE LA TURQUIE
« Que nos politiques daignent suspendre leurs calculs pour réfléchir à ces exemples, et qu'ils
apprennent une fois qu'on a de tout avec de l'argent, hormis des mœurs et des citoyens ».
(Jean-Jacques Rousseau, Discours sur les Sciences et les Arts)
Introduction
Notre étude s’ouvre avec une analyse des termes qui feront ensuite l'objet d'un
développement. Parmi ceux-là, la conception de citoyenneté et de communauté jouent un
rôle important ; pour comprendre dans quelle mesure l’harmonisation des législations aux
normatives européennes et l’adoption de l’acquis communautaire vont influencer la notion
de citoyenneté en Turquie, il convient de clarifier quelles sont les spécificités du cas turc.
Dans ce premier chapitre, notre but sera donc celui de présenter la notion de citoyen qui
s’est imposée à partir de la chute de l’Empire Ottoman.
Nous verrons comment la notion d’individu et de communauté suivent des parcours
différents, en Turquie et en Occident. Un parcours qui est confronté a plusieurs points de
convergence, aussi bien qu’à des oppositions qui ont leur origine dans le passé Ottoman.
Les différentes communautés historiquement présentes dans l’Empire ont influencé la
définition de citoyen à l’aube de la République.
C’est pour cette raison qu’avant d’étudier l’évolution des politiques migratoires, il convient
de bien considérer ce que signifie aujourd’hui être un citoyen turc. Ce chapitre a donc la
fonction de nous introduire au sujet des migrations en Turquie et des relations entre cet
Etat et l’Europe.
Notre approche théorique sera enfin focalisée sur la notion d’Européisation. Il s’agit d’un
16
concept qui sera développé plus concrètement dans les chapitres suivants, mais qui figure
pourtant, avec une acception particulière, à plus reprises dans l’histoire turque. Le terme
« Européisation » rappelle la modernisation et l’occidentalisation, deux concepts qui ont
caractérisé le débat à l’intérieur de l’Empire Ottoman ; aux fins de notre problématique, la
notion d’Européisation sera considérée pour sa capacité de catalyser les réformes mises en
place par la Turquie au sujet des politiques migratoires et de citoyenneté.
Le but sera donc celui de fournir des lignes guide initiales les plus complètes possibles, de
façon à mieux comprendre les enjeux de la question.
I. 1 De l’Empire à la République : la Turquie entre communauté et
citoyenneté
Entamer une analyse de la politique migratoire turque et des évolutions des législations en
matière de citoyenneté ne peut que prendre en compte l’histoire de la République Turque et
de l’Empire Ottoman. La notion de citoyen ainsi que celle d’identité ont une signification
qui s’éloigne des définitions propres des Etats européens.
D’abord, il est important de rappeler que la notion d’étranger (yabanc) dans la langue
turque actuelle n’a pas la même connotation que dans les langues latines. Cette différence
n’est pas innocente, dans le sens où elle agit sur la perception différenciée des « non-
nationaux »
1
.
Dans le langage courant, est étranger celui qui n’est pas du quartier, du village ou, plus en
général, du même Pays. Le critère de la nationalité, exprimé par la carte d’identité, n’est
pas aussi déterminant que l’on pourrait le croire, si l'on pense que les stratégies officieuses
de double-nationalité sont fréquentes; plusieurs Turcs gardent en effet leurs doubles
papiers en les employant selon les circonstances.
A cela, il faut ajouter qu’il y a différents degrés dans l’étrangéité dans la mesure où, malgré
le passeport étranger, il est possible de distinguer entre « cousin » ou « compagnon de
race» (soydafl). Cette conception est liée à la période ottomane pendant laquelle, à
l’intérieur d’une structure politique multinationale et multiconfessionnelle, l’allégeance à
l’islam primait sur les allégeances nationales
2
.
1
J-F. Pérouse, Migrations, circulations et mobilités internationales à Istanbul, in P. Dumont, J.-F. Pérouse, S.
De Tapia, S. Akgonul, Migrations et mobilités internationales : la plate-forme turque, Observatoire urbain
d’Istanbul et Centre de recherches sur l’Asie intérieure, le monde turc et l’espace ottoman (CeRATO,
Strasbourg), 2002, pp.9-16.
2
S. Faroqhi, L'impero ottomano, Bologna, il Mulino, 2008, pp.23-39.
17
Dans ce cas, la nationalité n’est pas le critère ultime de l’étrangéité. Celle-ci, au contraire,
se décline selon des critères de proximité toujours différents en se référant à la position
géographique, à la culture, à la langue ou à la religion.
Dans l’essai « Citizenship and individuation in Turkey: the triumph of will over reason »,
Kadioglu affirme que, dans le cas de la Turquie, le citoyen précède l’individu en
expliquant comment la notion de citoyenneté turque est différente par rapport aux
conceptions occidentales.
C’est à partir de la Révolution française que l’on retrouve les racines de la notion moderne
de citoyenneté ; le concept a ensuite évolué avec la naissance des nationalismes en Europe
en tant que moyen d’endiguer la Révolution jacobine. En même temps, la citoyenneté
moderne est liée à la migration des campagnes aux villes. Le citoyen est celui qui vient de
la civitas (ville), centre des libertés et des droits individuels, en contraposition avec la
période féodale
3
.
De nos jours, la notion de citoyenneté a commencé à être perçue comme non plus liée à
celle d’Etat nation. Une des raisons de ce changement est le processus de mondialisation
qui a fait en sorte que certaines différences soient plus visibles à l’opinion publique sans
difficulté. Ces différences sont liées au gendre, à la religion ou à l’ethnie. Notre siècle a
permis que la notion de citoyenneté puisse se transformer à cause de la facilité avec
laquelle se sont développées les communications dans le monde; la fin de la notion
moderne de citoyenneté peut donc être associée à l’effondrement du concept d’Etat-nation,
remplacé par des communautés fondées sur la citoyenneté et sur l’identité.
Individu et Communauté : deux termes, plusieurs définitions sociologiques
« Tout le monde sait ce qu’est un individu et ce qu’est une société » écrit Norbert Elias en
ouverture de « La société des individus » : l’individu est l’être humain isolé, « existant
véritablement en soi » ; la société est la réunion d’une multitude d’individus. La pensée
commune considère l’existence d’une contradiction profonde entre les deux. De façon à
sortir de cette alternative, Elias théorise que chaque individu est en permanence tourné vers
les autres dans un réseau d’échanges et de dépendances qui permettent de « l’individualiser
3
A. Kadioglu, Citizenship and individuation in Turkey: the triumph of will over reason, in Cemoti, n° 26 -
L'individu en Turquie et en Iran, [En ligne], mis en ligne le 20 mars 2006. URL :
http://cemoti.revues.org/document34.html. Consulté le 03 juin 2010.
18
» à travers des fonctions qu’ils remplissent les uns par rapport aux autres
4
.
La société est l’ensemble de ces fonctions et relations entre les individus, réglé à travers
des lois ; l’individu est un être relationnel constitué par ses fonctions et ses relations vis-à-
vis des autres. L’auteur enrichit cette définition en affirmant que, dans toute société,
l’homme se construit autour d’une conscience de soi ; chaque société définit un équilibre
entre le poids de l’identité du « je » et celui de l’identité du « nous ».
En reprenant la thèse de Durkheim, Elias considère l’évolution des sociétés occidentales
comme le résultat d’un processus d’accentuation de l’identité du «nous » à l’identité du «
je ». Ce passage est, selon l’auteur, ce qui constitue le « procès de la civilisation»
5
.
L’émergence d’une problématique de l’individualité et de l’individualisation est dans
l’intériorité de la philosophie occidentale (Descartes, Locke, Berkeley, Kant) qui, selon
Elias, est révélatrice d’une conscience individuelle. L’individu a le sentiment d’être
finalement seul, de faire face de façon isolée au monde extérieur et d’être intérieurement
quelque chose qui est dans une relation continue avec la société. Le je parviens à
incorporer le nous, et c’est cette évolution, consistant à penser de façon relationnelle la
formation réciproque de ce que l’on nomme individu et société, qui est qualifiée de
révolution copernicienne. Elias considère le « processus de civilisation » comme une
transformation de la conception même des rapports entre le niveau plus individuel et celui
plus collectif de l’expérience humaine
6
.
L’individualisation, selon l’auteur, se manifeste suite à une « augmentation du contrôle par
l’intériorisation des contraintes », un « resserrement des liens individuels », l’«
accroissement de la division du travail », le « développement de l’intériorité » et l’ « auto-
observation ». Ce changement se manifeste aussi dans la tendance à la mobilité perçue en
tant que liberté et nécessité.
La problématique de l’individualisation a été analysée par différents auteurs en tant
que centre du rapport entre individu et communauté. Toute analyse ne peut pas se
considérer complète sans préciser les différences entre communauté et société. Il s’agit de
deux termes que nous utiliserons à plusieurs reprises, et il convient donc de bien les définir
en adoptant les principales théories de la sociologie.
A la fin du XIXème siècle, Tönnies développa ce paradigme en distinguant entre
Gemeinschaft et Gesellschaft. Il considérait comme progressif le passage d’une solidarité
fondée sur la communauté de sang, les liens de parenté, les valeurs et la proximité sociale ;
4
N. Elias, La société des individus, Op.cit., 1991, p.161.
5
A. Marie, L’Afrique des Individus, Paris, Éd. Karthala, 1997, p.12.
6
N. Elias, La société des individus, Paris, Fayard, 1991, p.187.
19
à une solidarité fondée sur la différenciation sociale et la spécialisation des fonctions.
Selon l’auteur, ces deux formes d’organisation sont en forte antithèse : sa réflexion
distingue bien les concepts de Gemeinschaft, holisme, et Gesellschaft, individualisme, sans
chercher à les subsumer
7
.
La première, Gemeinschaft, est la communauté constituée par une unité absolue qui exclut
la distinction des parties. Il s’agit d’une masse indistincte et compacte qui n’est capable
que de mouvements d’ensemble, d'un ensemble de consciences dépendantes les unes des
autres ; le tout seul existe, non les parties, ainsi les individus sont unis par un consensus
silencieux. Pour que les consciences soient les plus possible confondues, il faut qu’elles se
rassemblent; pour cela, la famille est la typologie (pas la seule) qui explique le mieux
l’existence de ce lien. Dans ces sociétés, les individus partagent la propriété et les
échanges, vu que les contrats ne sont pas la source des relations sociales. La Gesellschaft
implique au contraire un « cercle d’hommes qui, au lieu d’être essentiellement unis, restent
distincts malgré tous les liens ». Les activités humaines sont fortement déterminées et
différenciées, et la propriété devient individuelle. Ce deux types de sociétés, qui ont existé
successivement au cours de l’histoire, sont considérés par Tönnies comme étant exclusives
l’une de l’autre
8
.
Dans un article paru en 1889 (Communauté et société selon Tönnies)
9
, Durkheim analyse
les concepts utilisés par le sociologue allemand à partir de faits matériels, en se
positionnant par rapport à ses conclusions. La critique durkheimienne repose sur la
conception de la Gesellschaft en tant qu’espace de l’individualisme sans limites ; l’auteur
conteste l’évolution des sociétés comme étant une transition vers un individualisme
utilitariste à la manière de Bentham. Les deux types d’organisations, aussi diverses qu’elles
soient, ne peuvent pas changer dans leur nature : on retrouve en effet des formes de vie
collective même dans la Gesellschaft. Durkheim conteste la méthode idéologique suivie
par Tönnies qui l’amène à procéder dialectiquement.
L’étude de cette dichotomie a été donc formalisée dans les mêmes années par
Durkheim qui a opposé les « société à solidarité mécanique » à celles à « solidarité
organique ». Les premières sont fondées sur la ressemblance et sur la prégnance de la
conscience collective unanimiste; les secondes sont organisées selon la division du travail
social qui détermine une individualisation de la personne. Dans le cas de la solidarité
7
F. Tönnies, Communauté et société. Catégories fondamentales de la sociologie pure, Les Presses
universitaires de France, Paris, 1977, p.33.
8
E. Durkheim, Extrait de la Revue philosophique, 27, 1889. Réimpression dans Émile Durkheim. Textes. 1.
Éléments d'une théorie sociale, pp. 383 à 390.
9
Id.
20
mécanique, les individus se ressemblent et le contrôle social résulte plus rigoureux. La
société est capable d’enserrer de plus l’individu en le maintenant plus attaché aux
traditions. Selon Durkheim, l’évolution nécessaire des sociétés va dans le sens de la
division du travail et de la civilisation, de l’indétermination des statuts et des tâches et
aussi de la souplesse et de la flexibilité des rôles. L’individu est donc socialisé par la
division du travail : la surveillance collective se « relâche » et la sphère d’action libre de
chaque individu s’étend. L’auteur parle d’un véritable « culte » de l’individu au nom
duquel l’homme revendique sa liberté et sa conscience individuelle.
Louis Dumont analyse cette relation entre les théories de Durkheim et de Tönnies en
soulignant que Durkheim dit « solidarité mécanique » là où Tönnies dit « communauté » et
« solidarité organique » là où Tönnies dit « société »
10
. Selon Dumont, la place de
l’individu est imposée par la société même : « la perception de nous-mêmes comme
individus n’est pas innée mais apprise […] elle nous est imposée par la société […] notre
société nous fait une obligation d’être libres ». A ce propos, Dumont considère deux
typologies d’individus (et de sociétés) : l’homo hierarchicus des société holistes qui
pensent l’individu comme subordonné à la totalité sociale, et l’homo aequalis des sociétés
individualistes selon lesquelles l’individu est une valeur à laquelle la société est
subordonnée
11
.
George Simmel, dans l’ouvrage « Sociologie» paru en 1908, parle du choix
volontaire et de l’ « individualisation » en tant que résultats d’un processus qui commence
(en Europe occidentale) à la Renaissance et qui affranchit progressivement l’individu des
« formes communautaires »
12
. L’individualisme et l’autonomie des individus deviennent
ainsi de plus en plus des formes de différentiation et d’indépendance personnelle. Selon
l’auteur, la société doit être considérée dans son acception plus large, soit « là où il y a
action réciproque de plusieurs individus » ; le sociologue doit observer les liens entre les
individus qui sont à l’origine de la « socialisation » conçue comme tout ce qui met en
relation les individus en les rendant sociaux. Ces « contenus » de sociabilité se réalisent
dans une forme particulière qui rend le contenu social, comme l’explique Simmel : « voici
les éléments de tout être et de tout fait social, inséparables dans la réalité : d’une part, un
intérêt, un but, ou un motif, d’autre part une forme, un mode de l’action réciproque entre
les individus, par lequel, ou sous la forme duquel ce contenu accède à la réalité sociale. ».
10
L. Dumont, La Communauté anthropologique et l’idéologie, dans L'Homme, Année 1978, Volume 18,
Numéro 3, p.10.
11
L. Dumont, Essai sur l’individualisme. Une perspective anthropologique sur l’idéologie moderne, Paris,
Le Seuil, 1983.
12
G. Simmel, Sociologie, étude des formes de la socialisation, Paris, P.U.F., 1999, p.43.
21
L’organisation fonctionnelle sur laquelle reposent toutes les sociétés s’impose pourtant à
tous les individus, en limitant l’action individuelle. Cela ne suffit pas pour affirmer que
toutes les communautés organisées sont liberticides, puisque la liberté ne se borne pas à la
dimension collective : elle doit se rapporter à chacun des membres du groupe. Liberté et
individualisme sont intimement liés ; à ce propos, Alexis de Tocqueville écrivait que
l’individualisme constitue une conséquence quasi inévitable de la démocratie. La définition
de cette dernière présuppose l’acceptation du pluralisme et des différences perçues comme
porteuses de valeurs favorables à l’intérêt général :
« L’individualisme est d’origine démocratique, et il menace de se développer à mesure que les conditions
s’égalisent. »
13
Selon Tocqueville, la liberté individuelle n’existe que dans une société organisée et stable
où des règles vont interdire les actes arbitraires et encourager l’initiative particulière. Il
souligne le lien entre démocratie libérale occidentale et individualisme, en affirmant qu’il
n’y a pas de contradiction entre liberté et organisation, ni entre individualisme et
société, puisque ces réalités sont complémentaires : l’homme a besoin du groupe, mais il a
besoin de sécurité et de liberté pour se révéler en tant qu’individu. Les sociétés sont
censées préciser les normes qui garantissent un équilibre entre intérêt collectif et intérêt
particulier ; souvent les contraintes tendent pourtant à favoriser un encadrement strict et
rigoureux de l’espace individuel, à tel point que l’initiative singulière est perçue comme
nocive et hostile à « l’intérêt de la communauté ».
L’identité et la collectivité : la Turquie entre libéralisme et républicanisme
Parmi les recherches sur l’individu dans l’Empire Ottoman, celle de Agaoglu met en
évidence le manque d’individualisme dans la société ottomane. Selon l’auteur, dans les
sociétés orientales le poids de l’individu était faible, alors qu’en Occident il a obtenu au fur
et à mesure toujours plus d’autonomie et de liberté vis-à-vis des régimes despotiques
14
.
La liberté personnelle, ainsi que l’égalité des individus devant la loi, avaient pourtant déjà
été reconnues par la Constitution Ottomane de 1876
15
, proclamée par le sultan
13
A.de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, II, 2, II, Boston, Adamant Media Corporation, 2006.
14
A. Agaoglu, Ben Neyim? (Who am I?), Istanbul, 1939 cit. en A. Kadioglu, Op.cit.
15
The Ottoman Constitution, (23 December 1876) Boğaziçi University, Atatürk Institute of Modern Turkish
22
Abdülhamid II.
Cette même constitution reconnait à l’art.8: « les sujets de l'Empire sont indistinctement
appelés Ottomans, quelle que soit la religion qu'ils professent » ; à l’art. 9 : « tous les
Ottomans jouissent de la liberté individuelle, à la condition de ne pas porter atteinte à la
liberté d'autrui » et à l’art. 10: « la liberté individuelle est absolument inviolable »
16
.
Le lendemain de la proclamation de la République turque, la notion de citoyenneté a été
conçue dans le sens de la tradition civique républicaine occidentale.
Il en résulte ainsi qu’être citoyen turc signifie accepter le poids des « obligations » plus que
jouir uniquement des « droits ». Le concept de citoyenneté turque et le mythe du bien
commun est très souvent associé à la nature platonique du projet de modernité propre des
Kémalistes. Selon l’idéologie de Mustafa Kemal, Atatürk, le bien commun doit être conçu
en relation avec la volonté de civilisation mise en place par les élites étatiques. C’est le
bien commun qui a la priorité sur les demandes de la société au point que les citoyens sont
à la fois obligés de le faire propre et de le reproduire dans le quotidien.
Parmi les principaux objectives de l’Etat-nation, on retrouve l’atteint d’unifier la
population sous le nom d’une citoyenneté universelle ; il s’agit d’une idée selon laquelle
les individus ont les mêmes droits et devoirs dans l’espace public où la communauté
nationale cherche à réduire toute formes de différentiations identitaires. La République
turque a fait sienne cette définition de nationalisme en tant que moyen de création d’un
Etat-nation modern à la suite de l’Empire Ottoman. Ce dernier était un système hétérogène
de groupes divisés selon l’appartenance religieuse. Selon l’élite républicaine, la notion de
group propre de l’Empire était un obstacle à la création d’une communauté nationale
socialement intégrée, une moderne Gesellschaft
17
. Le mahalle, indique à la fois le système
administratif caractéristique de l’Empire Ottoman et l’espace social où l’individu vivait
selon les traditions de la communauté. Dans ce sens, il peut être en effet associé à la
Gemeinschaft de Tönnies; la sévérité des traditions et le système de valeurs n’admettent
pas une action individuelle. En considérant la communauté avant l’individu, le système
communautaire de la mahalle ne supprime pas seulement l’autonomie de l’individu, mais il
élimine aussi toute différence qui n’est pas en harmonie avec les usages de la
communauté
18
.
A l’intérieur de ce système, l’organisation des différents groupes était celle des « millets ».
History (http://www.ata.boun.edu.tr).
16
Ibid.
17
F. Baban, Community, citizenship and identity in Turkey in E. F. Keyman, A. Içduygu, Citizenship in a
Global world. European questions and Turkish experiences, London, New York, Routledge, 2005, p.55.
18
Ibid., p.54.